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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/189

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CONSOLATION À POLYBE.

la perte d’un tel frère, mais que vous êtes redevable au ciel d’avoir longtemps et pleinement joui de sa tendresse. Injuste est celui qui dispute au bienfaiteur tout droit ultérieur sur ses dons ; avide, qui ne tient pas pour gain d’avoir reçu, mais pour dommage d’avoir restitué ; ingrat, qui nomme injustice le terme de la jouissance ; déraisonnable, qui s’imagine qu’on ne peut goûter que des biens actuels, au lieu de se reposer aussi sur les fruits[1] du passé, de juger bien plus sûr ce qu’on laisse derrière soi ; car là point de révolution à craindre. On resserre trop ses jouissances, si on n’en croit trouver qu’aux choses que l’on tient et qu’on voit, si les avoir possédées est compté pour rien : car tout plaisir est prompt à nous quitter : il fuit, il s’envole, et presque avant qu’il n’arrive, il n’est plus. Que la pensée se reporte donc sur le passé : tout ce qui jamais a pu nous charmer, rappelons-le, et que de fréquentes méditations nous le fassent mieux savourer. Le souvenir d’avoir joui est plus durable et plus fidèle que la jouissance. Vous avez possédé un excellent frère : comptez cela pour une félicité des plus grandes. Au lieu de songer combien de temps encore vous pouviez l’avoir, songez combien de temps vous l’avez eu. La nature vous l’avait, comme à tous les frères, non donné pour toujours, mais prêté : il lui a plu de le redemander, sans attendre que vous en fussiez rassasié, elle a suivi sa loi. Qu’un débiteur s’indigne de rembourser un prêt, qui surtout lui fut fait gratuitement, ne passera-t-il pas pour injuste ? Ainsi vous reçûtes la vie votre frère et vous : la nature a usé de son droit en exigeant plus tôt ses avances de qui elle a voulu. Ne l’accusez pas : ses conditions étaient connues ; accusez l’esprit humain si avide dans ses prétentions, si vite oublieux de ce que sont les choses, de ce qu’est l’homme lui-même, quand la nature ne l’en avertit pas. Félicitez-vous donc d’avoir eu un si bon frère ; et la jouissance d’un tel bien, quoique trop courte au gré de vos vœux, sachez l’apprécier. Reconnaissez que si la possession fût des plus douces, la perte était dans l’ordre des choses humaines. Il y a en effet une inconséquence des plus grandes à s’affliger de ce que le sort nous ait, pour peu d’instants, gratifié d’un tel frère, et à ne pas s'applaudir qu’il nous en ait gratifié. « Mais une perte si imprévue ! » Chaque homme a son illusion qui l’abuse : s’agit-il de ceux qu’il aime, il oublie volontiers la loi de mortalité. La nature n’a garanti à personne qu’elle lui

  1. Voir Lettres lxxiii et cxix.