Lettres à Lucilius/Lettre 73

La bibliothèque libre.
Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 187-190).
◄  Lettre 72
Lettre 74  ►

LETTRE LXXIII.

Que les philosophes ne sont ni des séditieux ni de mauvais citoyens. Jupiter et l’homme de bien.

C’est une erreur, à mon avis, de voir dans les fidèles serviteurs de la philosophie des citoyens rebelles et réfractaires, contempteurs des magistrats, des rois, de tous ceux qui administrent la chose publique57. Au contraire nul ne leur paye plus qu’eux le tribut d’une reconnaissance légitime, car nul ne fait plus pour eux que ceux qui leur permettent la jouissance d’un loisir tranquille. La sécurité publique concourant à leur noble projet de vivre vertueusement, comment l’auteur d’un si grand bien ne serait-il pas chéri d’eux comme un père ? Et ils lui portent bien plus d’amour que ces esprits remuants, ces hommes d’intrigue qui doivent tant au prince et se prétendent encore ses créanciers, et sur qui ses grâces ne pleuvent jamais avec assez d’abondance pour désaltérer leur soif que l’on irrite en l’abreuvant. Or ne songer qu’à obtenir encore, c’est oublier ce qu’on a obtenu ; et de tous les vices de la cupidité le plus grand c’est qu’elle est ingrate. Ajoutons que de tous ces hommes qui ont des fonctions dans l’État nul ne considère qui il surpasse, mais par qui il est surpassé ; ils sont moins flattés de laisser mille rivaux derrière eux que rongés d’en voir un seul qui les précède. C’est le vice de toute ambition de ne point regarder derrière elle. Et ce n’est pas l’ambition seule qui ne s’arrête jamais ; toute passion fait de même : elle part toujours du point d’arrivée[1].

Mais l’homme pur et sincère qui a dit adieu au sénat, au forum, à toute participation au gouvernement, pour occuper sa solitude d’un plus sublime emploi, un tel homme affectionne ceux à qui il doit de le faire sans risque ; lui seul leur voue un hommage désintéressé, car il tient d’eux, sans qu’ils s’en doutent, un immense bienfait. Tout ce qu’il a de respect et d’estime pour les instituteurs dont le dévouement l’a tiré des inextricables voies de l’ignorance, il l’étend à ceux sous la tutelle desquels il cultive les plus nobles arts. « Mais le souverain protège aussi les autres de son autorité. » Qui le conteste ? Toutefois, comme on se sent plus obligé à Neptune, si, par un beau temps dont d’autres aussi profitaient, on a débarqué des objets plus précieux, plus nombreux que les leurs ; comme le marchand acquitte son vœu de meilleur cœur que le passager ; et comme, parmi les marchands mêmes, la gratitude a plus d’effusion chez ceux qui amenaient des parfums, de la pourpre, des choses à vendre au poids de l’or, que chez ceux qui avaient entassé à bord des denrées de vil prix bonnes pour servir de lest : de même le bienfait de la paix, auquel tous participent, touche plus profondément l’homme qui en fait le meilleur usage. Car que de gens, sous l’habit civil, subissent de plus durs travaux qu’à la guerre ! Penses-tu qu’on soit aussi reconnaissant de la paix quand on en consume les loisirs dans l’ivresse, dans la débauche, dans tous ces vices dont, fût-ce même au prix de la guerre, il faudrait rompre le cours ? À moins que tu ne supposes le sage assez peu juste pour se croire personnellement libre de toute obligation envers le bienfaiteur de tous. Je dois beaucoup au soleil et à la lune, et pourtant ils ne se lèvent pas pour moi seul ; les saisons, le Dieu qui les règle, sont mes bienfaiteurs particuliers, quoique cette belle ordonnance n’ait pas été établie en mon honneur. L’absurde cupidité humaine, avec ses distinctions de jouissance et de propriété, croit que rien n’est à elle de ce qui est à tout le monde ; le sage au contraire estime que rien n’est mieux à lui que les choses qu’il partage avec le genre humain, qui ne seraient pas communes si chacun n’y avait sa part, et il fait sienne jusqu’à la moindre portion de cette communauté.

D’ailleurs les grands, les véritables biens ne se morcellent point de manière à n’arriver à chacun que par minces dividendes : tout homme les obtient dans leur intégrité. Si dans les largesses solennelles on ne reçoit que ce qui fut promis par tête ; si des festins publics, des distributions de victimes, de tout ce que la main peut saisir aucun n’emporte que son lot, il est des biens indivisibles, la paix, la liberté, qui appartiennent tout entiers à tous et à chacun58. De là le sage reporte sa pensée sur l’homme qui lui fait recueillir l’usage et le fruit de ces biens, sur l’homme qui ne l’appelle ni aux armes, ni à la garde des postes, ni à la défense des remparts ni à mille charges militaires, toutes de nécessité publique, et il rend grâce au pilote qui veille pour lui. Ce qu’enseigne surtout la philosophie, c’est de bien sentir comme de bien rendre les bienfaits dont l’aveu seul équivaut parfois au payement. Il confessera donc sa dette immense envers ce grand administrateur, cette seconde providence qui le gratifie d’un bienheureux repos, du libre emploi de ses journées, de cette tranquillité que ne trouble point l’embarras des devoirs publics.

Ô Mélibée ! un dieu nous a fait ce loisir :
Oui, toujours pour son dieu mon cœur le veut choisir.


Si l’on est si fort obligé à l’auteur de ce loisir dont voici la grâce la plus haute :

Il laisse errer en paix mes fidèles troupeaux,
Et permet qu’à mon gré j’enfle ici mes pipeaux[2],


combien n’estimerons-nous pas cet autre loisir qui est le partage des dieux, qui nous fait dieux nous-mêmes59 ?

Oui, Lucilius ; et je t’invite à monter au ciel par un bien court chemin. « Jupiter, disait souvent Sextius, n’est pas plus puissant que l’homme de bien. » Jupiter a plus à donner aux mortels ; mais de deux sages le meilleur n’est pas le plus riche, comme entre deux pilotes également habiles tu ne donneras point la palme à celui du navire le plus grand et le plus magnifique. En quoi l’emporte Jupiter sur l’homme de bien ? Il est plus longtemps vertueux. Le sage s’en estimerait-il moins parce qu’un moindre espace circonscrit ses vertus ? Tout comme de deux sages celui qui meurt plus âgé n’est pas plus heureux que celui dont la vertu fut limitée à un moindre chiffre d’années ; ainsi Dieu ne surpasse point le sage en bonheur, quoiqu’il le surpasse en durée. La durée n’ajoute point à la grandeur de la vertu. Jupiter possède tout, mais pour faire part aux hommes de ce qu’il possède. Le seul usage qui lui en revienne, c’est que tous en usent grâce à lui. Le sage voit avec autant d’indifférence et de dédain que le fait Jupiter les richesses concentrées dans les mains des autres : d’autant plus fier de lui-même que Jupiter ne peut, et que lui ne veut pas en user. Croyons donc Sextius qui nous indique la plus noble route et qui nous crie : « C’est par ici qu’on monte dans les cieux ; c’est par la voie de la frugalité, de la tempérance, par la voie du courage. » Les dieux ne sont ni dédaigneux, ni jaloux : ils ouvrent les bras, ils tendent la main à qui veut s’élever jusqu’à eux. Tu t'étonnes que l'homme puisse monter jusqu'à Dieu ! C'est Dieu qui descend jusqu'à l'homme60, que dis-je? la relation est plus étroite, il entre dans l'homme. Il n'est aucune âme bonne sans Dieu[3]. Il est tombé dans chaque créature humaine des germes célestes dont une heureuse culture obtient une moisson de même nature que la semence et digne en tout du créateur; mais faute de soin, comme en un sol stérile et marécageux, ils meurent, et on voit naître de viles herbes au lieu de bon grain.


LETTRE LXXIII.

57. Cette lettre trahit les inquiétudes de Sénèque. Néron, comme tous les tyrans, comme Vespasien lui-même, qui bannit Ëpictète, tenait pour suspects les philosophes, les stoïciens surtout, dont Thraséas était alors avec Sénèque le plus incommode représentant. Quand Tigillin veut perdre Plautus auprès de Néron, il dit : « En affectant l’orgueil des stoïciens, il a pris les principes d’une secte qui ne produit que des séditieux et des intrigants. »

   La tendresse d’une mère
Se partage entre tous, et tous l’ont tout entière. (V. Hugo.)

Le repos, le repos, trésor si précieux
Qu’on en faisait jadis le partage des dieux ! (La Fontaine.)

60. « Encore que Dieu soit éloigné de nous par ses divins attributs, il descend quand il lui plaît par sa bonté, ou plutôt il nous élève. » (Dossuet, Fragm. sur la Nat.)

  1. Voir Des bienfaits, II, XXVII. De la colère, III, XXXI
  2. Virg. Églog., I
  3. Voir la magnifique Lettre XLI.