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DE LA CONSTANCE DU SAGE.


où elles ont passé : quant à mon véritable avoir, il est, il sera toujours avec moi. Ces autres riches ont perdu leurs patrimoines ; les libertins leurs amours et leurs courtisanes si scandaleusement aimées ; les intrigants le sénat, le forum et les lieux consacrés à l’exercice public de tous les vices ; l’usurier a perdu ces registres où l’avarice, dans ses fausses joies, suppute d’imaginaires richesses ; moi, j’emporte la mienne entière et sans dommage. Adresse-toi donc à ceux qui pleurent, qui se lamentent, qui, pour sauver leur or, opposent leurs corps nus aux glaives menaçants, qui fuient l’ennemi la bourse pleine. »

Oui, Sérénus, reconnais que cet homme accompli, comblé des vertus humaines et divines, ne saurait rien perdre. Ses trésors sont enceints de fermes et insurmontables remparts, auxquels il ne faut comparer ni les murs de Babylone où Alexandre a pénétré, ni ceux de Carthage ou de Numance qu’un même bras a conquises, ni le Capitole ou sa citadelle qui gardent la trace de l’ennemi. Les murailles qui défendent le sage sont à l’abri de la flamme et des incursions ; elles n’offrent point de brèche, elles sont hautes, imprenables, au niveau du séjour des dieux.


VII. Il ne faut pas dire, selon ta coutume, que notre sage ne se trouve nulle part. Ce n’est pas un vain portrait forgé pour honorer la nature humaine, ni le gigantesque idéal d’une chose qui n’est point et que nous rêvons ; mais tel nous affirmons qu’est le sage, tel nous l’avons montré et le montrerons. Il est rare peut-être et ne se rencontre que de loin en loin dans les siècles ; car les grands phénomènes, car ce qui excède l’ordinaire et commune mesure ne se produit pas fréquemment ; toutefois, je crains bien que ce M. Caton, dont le souvenir a fait le début de cette discussion, ne soit fort au-dessus de votre modèle à vous[1]. En résumé, il est certain que ce qui blesse est plus fort que ce qui est blessé ; or la perversité n’a pas plus d’énergie que la vertu, et partant ne peut blesser le sage. L’injure n’est essayée que par les méchants contre les bons : ceux-ci entre eux vivent en paix ; et les méchants ne sont pas moins hostiles les uns pour les autres que pour les bons. Que si l’on ne peut blesser que le faible si le méchant est moins fort que le bon, si les bons n’ont à craindre l’injure que de qui ne leur ressemble pas, elle n’a certes point prise

  1. Vestrum, manusc. Fickert. Nostrum, leçon vulgaire.