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DE LA CONSTANCE DU SAGE.


sur le sage ; car il n’est plus besoin de t’avertir que lui seul est bon. « Si Socrate, dis-tu, a été injustement condamné, il a éprouvé une injure. » Ici nous devons distinguer : il peut arriver qu’on m’adresse une injure et que je ne la reçoive pas. Par exemple, qu’on me dérobe un objet dans ma maison des champs et qu’on le reporte à ma maison de ville, on aura commis un larcin et je n’aurai rien perdu. On peut devenir malfaiteur, sans avoir fait le mal. Celui qui sort des bras de sa femme, la croyant celle d’un autre, est adultère, bien que sa femme ne le soit pas. Quelqu’un m’a donné du poison, mais dont la force s’est perdue, mêlée à ma nourriture ; en me donnant ce poison on s’est engagé dans le crime, encore qu’on n’ait pas nui. Il n’en est pas moins assassin, l’homme dont j’ai trompé le fer en y opposant mon manteau. Tout crime, avant même d’avoir accompli son œuvre, est, pour ce qui fait le coupable, déjà consommé10. Certaines choses ont entre elles une condition d’existence et une connexion telles, que la première peut être sans la seconde, mais non la seconde sans la première. Essayons d’éclaircir ceci par un exemple. Je puis mouvoir mes pieds sans courir[1], je ne courrais pas sans mouvoir mes pieds ; je puis, quoique étant dans l’eau, ne pas nager ; si je nage, je ne puis pas n’être point dans l’eau. De ce genre est aussi la question qui nous occupe. Si j’éprouve une injure, nécessairement on me l’a faite ; si on l’a faite, il ne s’ensuit pas nécessairement que je l’éprouve. Mille incidents peuvent l’écarter. Le hasard peut arrêter la main qui me menace et détourner le trait qu’on m’a lancé ; ainsi l’injure, quelle qu’elle soit, peut être repoussée par un obstacle quelconque, interceptée en son chemin, de sorte qu’on l’ait faite sans qu’elle ait été reçue.

VIII. D’ailleurs la justice ne peut rien souffrir d’injuste, car les contraires ne s’allient point11. Or l’injure n’a jamais lieu sans injustice ; donc l’injure ne peut être faite au sage. Et ne t’étonne pas que nul ne puisse lui faire injure, nul, aussi ne peut lui rendre service. Rien ne lui manque qu’il lui convienne d’accepter à titre de présent, et puis le méchant ne saurait lui en faire aucun. Il faudrait avoir avant de donner ; et il n’a rien que le sage soit flatté de recevoir. Personne ne saurait nuire au sage, ou lui être utile ; ainsi les êtres divins n’ont besoin d’aucune aide, ne sont pas vulnérables ; or le sage est voisin des dieux, il se tient presque sur leur ligne ; à la morta-

  1. Ut curram, leçon vulgaire. Il faut absolument ut non.