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DE LA PROVIDENCE.


III. La suite de mon discours m’amènera bientôt à montrer combien tous nos maux prétendus sont loin d’être des maux réels. Pour le présent, je me borne à dire : ces événements que tu nommes cruels, funestes, affreux, sont utiles d’abord à ceux mêmes qu’ils frappent, puis à l’humanité tout entière, dont les dieux tiennent plus compte que des individus ; ceux-ci d’ailleurs les acceptent et mériteraient des maux réels, s’ils ne le faisaient pas. J’ajouterai qu’ainsi le veut le destin, et qu’ils sont soumis à ces justes épreuves par la même loi qui les fait vertueux. De là je t’amènerai à ne jamais plaindre l’homme de bien, qu’on peut dire malheureux, mais qui ne peut l’être.

De toutes ces propositions la plus difficile à démontrer, ce semble, est la première : que ces crises qui nous font frémir d’épouvante sont dans l’intérêt de ceux qui les souffrent. « Est-ce donc pour leur bien, diras-tu, qu’ils sont chassés en exil, précipités dans l’indigence, qu’ils voient mourir enfants et femme, qu’on leur inflige l’infamie, ou qu’on les mutile ? » Tu t’étonnes qu’il sorte quelque bien de tout cela ; étonne-toi donc qu’à la cure de certaines maladies on emploie le fer et le feu aussi bien que la faim et la soif. Mais si tu songes que souvent il faut qu’un tranchant salutaire dénude les os, ou les extraie, extirpe les veines ou ampute les membres qui ne peuvent rester sans que tout le corps périsse, tu souffriras qu’on te démontre qu’il est des disgrâces utiles à qui les essuie, comme assurément plus d’une chose que l’on vante et que l’on recherche nuit à ceux qui s’en laissent charmer, vraie image de l’indigestion, de l’ivresse, de tous les excès qui mènent à la mort par le plaisir.

Entre plusieurs belles sentences de notre cher Démétrius[1], écoute celle-ci que j’ai tout fraîchement recueillie, qui retentit et vibre encore à mon oreille : « Je ne vois rien de si malheureux que celui que n’a jamais visité le malheur. » En effet, il ne lui a pas été donné de s’éprouver. En vain la Fortune aura secondé, prévenu même tous ses souhaits, les dieux ont mal présumé de lui. Il n’a pas été jugé digne de vaincre un beau jour cette Fortune, qui s’éloigne d’une âme pusillanime et semble dire : « Qu’ai-je à faire d’un tel adversaire ? Au premier choc il mettra bas les armes. Qu’ai-je besoin contre lui de toute ma puissance ? La moindre menace va le mettre en fuite : il ne soutient pas même mes regards. Cherchons ailleurs qui puisse

  1. Voir, sur ce philosophe, Vie heureuse, xviii, et Lettre xx.