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DE LA TRANQUILLITÉ DE L’ÂME.


même année fit trembler le peuple romain et reput ses yeux comme captif. Nous avons vu Ptolémée roi d’Afrique, et le roi d’Arménie, un Mithridate, dans les fers de Caligula ; l’un envoyé en exil, l’autre ne souhaitant rien qu’un exil moins perfide. Dans ces énormes vicissitudes de fortunes qui s’élèvent et qui tombent, si l’on n’envisage les maux possibles comme certains, on donne contre soi trop de forces à l’adversité, laquelle est désarmée dès qu’on l’ose voir venir. Une autre règle à suivre est de ne point travailler pour des choses vaines ou vainement, c’est-à-dire de ne pas aspirer à ce qu’on ne peut atteindre, ou à des conquêtes après lesquelles, à notre grande honte, une tardive lumière nous découvre le néant de nos ambitions ; en un mot, que nos travaux n’aillent pas échouer sans effet ou que les effets ne soient pas indignes des travaux. Car c’est là presque toujours ce qui contriste : le défaut de succès ou un succès dont on rougit.

XII. Retranchons ces allées et venues habituelles au peuple d’oisifs qui court sans cesse maisons, théâtres, places publiques avec des offres de service à tout venant, et l’air toujours affairé20. Demande à l’un d’eux sortant de chez lui où il va et ce qu’il compte faire : il te répondra qu’en vérité il n’en sait rien, mais qu’il verra du monde, qu’il fera quelque chose. Ils errent à l’aventure, à la quête des occupations et saisissant, non ce qu’ils auraient projeté de faire, mais ce que leur offre le hasard. Sans objet, sans résultat dans leurs courses, ils sont comme ces fourmis qui grimpent le long des arbustes et montent au sommet pour redescendre à vide jusqu’à terre. Voilà l’image de presque tous ces gens dont on qualifierait à bon droit l’existence de laborieuse inoccupation. C’est pitié de les voir courir comme à un incendie, heurtant ceux qui passent, tombant et faisant tomber ; et pourquoi s’évertuent-ils tant ? Pour donner un salut qu’on ne leur rendra point, ou grossir le deuil d’un mort qu’ils ne connaissent pas, ou assister au procès d’un plaideur par état, aux fiançailles d’un homme qui change de femme à tout instant, ou suivre une litière qu’en certains endroits ils portent eux-mêmes. Ils rentrent chez eux excédés de fatigues infructueuses ; ils jurent qu’ils ne savent pourquoi ils sont sortis, ni où ils sont allés ; et c’est à recommencer demain sur les mêmes allures qu’aujourd’hui.

Que toute peine donc se propose un but, un résultat. À défaut de motifs réels, les esprits inquiets et les fous s’agitent pour de creuses chimères, car il faut même à de telles gens