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DE LA CLÉMENCE, LIVRE I.

il ne se décidera que bien tard à retrancher l’un de ses membres : l’a-t -il retranché, il voudrait pouvoir le remettre en place ; il gémira de la séparation ; il aura beaucoup et longtemps hésité. Qui condamne précipitamment est près de condamner avec plaisir, et l’extrême rigueur touche à l’injustice. De nos jours Erixon, chevalier romain, pour avoir fait périr son fils sous le fouet, fut dans le forum percé de coups de poinçons32 par le peuple. À peine l’autorité d’Auguste put-elle l’arracher aux mains indignées des fils et des pères.

XV. T. Arius, qui, ayant surpris son fils en flagrant délit de parricide, l’avait exilé après avoir instruit son procès, fut admiré de tout le monde pour s’être borné à l’exil et à un exil bien doux, car il relégua le coupable à Marseille et lui fit une pension annuelle égale à celle qu’il recevait avant son crime. Grâce à cette généreuse conduite, dans une ville où jamais défenseur ne manqua même aux plus grands forfaits, nul ne mit en doute la justice d’une sentence portée par ce père qui avait pu condamner son fils, mais qui ne pouvait le haïr. Ce même exemple va vous donner à comparer un bon prince avec un bon père.

Prêt à juger son fils, T. Arius avait prié Auguste de faire partie du tribunal domestique[1]. Auguste donc vint chez un simple citoyen, prit place et s’assit au conseil d’une famille étrangère. Il ne dit pas : « Qu’il vienne dans mon palais ; » c’eût été déférer l’enquête à l’empereur et non au père. Après l’audition de la cause et la discussion de tous les moyens de défense du jeune homme et des charges qu’on lui opposait, le prince demanda que chacun votât par écrit, de peur que l’opinion de tous ne fût celle qu’eût émise l’empereur. Puis, avant l’ouverture des votes, il jura que la succession d’Arius, homme opulent, ne serait point acceptée par lui33.

On me dira : « Il y avait de la faiblesse d’âme dans cette crainte de paraître vouloir s’ouvrir des chances par la condamnation du fils ; » mon avis est tout autre. Tout citoyen comme nous eût eu nécessairement dans une bonne conscience de quoi braver les interprétations malignes : un prince doit beaucoup faire pour l’opinion. Auguste jura qu’il n’accepterait point la succession. Ainsi Arius perdit le même joui deux héritiers ; mais l’empereur avait racheté la liberté de son

  1. Tribunal auquel étaient soumis les fils de famille et aussi la femme devenue fils de famille par la confarréation.