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DES BIENFAITS, LIVRE II.

VI. On demande si un vice aussi odieux devrait rester impuni, et si la loi tant débattue dans nos écoles ne pourrait pas régner dans l’État, cette loi qui donne contre l’ingrat une action fondée en équité aux yeux de tous. Pourquoi non ? Des cités même ne reprochent-elles pas à d’autres cités les services qu’elles leur ont rendus, et la dette des ancêtres n’est-elle pas exigée des descendants ?

Nos pères, ces hommes véritablement grands, ne redemandaient rien qu’à l’ennemi : ils donnaient noblement et perdaient de même. Excepté les Mèdes[1], aucun peuple n’a donné recours en justice contre les ingrats ; grande présomption qu’il n’en fallait point donner. Contre tous les autres méfaits les nations s’accordent ; et l’homicide, l’empoisonnement, le parricide, le sacrilège subissent, selon les divers pays, une peine diverse, mais partout ils en subissent une. Le crime dont je parle, le plus fréquent de tous, n’est puni nulle part, quoique partout réprouvé. Ce n’est pas qu’on l’absolve ; mais un fait mal déterminé est d’une appréciation difficile : on n’a pu que lui infliger l’exécration des hommes et le laisser parmi ces choses que nous renvoyons au jugement des dieux.

VII. Au reste il s’offre à moi de nombreux motifs pour que cette inculpation ne tombe pas sous l’empire de la loi. Le premier de tous, c’est que le plus beau côté du bienfait disparaît, s’il engendre une action à l’instar d’un prêt de telle somme, ou d’un fermage, ou d’un loyer. Ce qu’il y a de plus magnifique dans le don, c’est que l’on donne, fût-on sûr de perdre ; c’est qu’on laisse tout à la discrétion de l’obligé. Si je l’assigne, si je l’appelle devant le juge, dès lors il n’y a plus bienfait, mais créance. Ensuite si rien n’est plus honorable que la gratitude, elle cesse de l’être dès qu’elle est forcée ; et on ne louera pas plus un homme reconnaissant que celui qui rend un dépôt ou qui paye une dette avant contrainte judiciaire.

Ainsi nous gâterons les deux plus beaux actes de la vie humaine, la reconnaissance comme le bienfait. Car qu’y a-t-il d’admirable en l’un, si le don gratuit dégénère en prêt, et dans l’autre, si le retour de spontané devient obligatoire ? Il n’y a

  1. Sénèque se trompe. Les Athéniens, les Perses, les Macédoniens ont admis l’action contre les ingrats. À Rome, à Marseille on avait puni des affranchis ingrats envers leurs anciens maîtres. Sur les Athéniens, voy. Valère-Maxime, V, iii.