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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/441

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DES BIENFAITS, LIVRE IV.

VII. « C’est de la nature, dis-tu, que me vient tout cela. » Ne vois-tu pas que ce mot de nature n’est qu’un autre nom que tu donnes à Dieu ? Qu’est-elle cette nature, sinon Dieu[1], sinon la raison divine incorporée à l’univers et à ses diverses parties ?Tu peux, si tu le veux, appliquer à l’auteur des choses toute autre désignation. Tu le nommeras aussi dignement Jupiter souverainement bon et souverainement puissant, Jupiter tonnant, Jupiter stator, non, comme disent les historiens, pour avoir, selon le vœu de Romulus, arrêté son armée en fuite ; mais c’est parce que sa tutelle bienfaisante donne au grand tout la stabilité, qu’il est stator et stabilitor. Que tu l’appelles destin, tu ne te tromperas encore pas : car le destin n’étant que l’enchaînement et la complication des causes, il est, lui, la cause universelle et première, de laquelle dérivent toutes les autres. Quelques noms que tu choisisses, ils lui seront propres et convenables6, s’ils offrent quelque idée dé l’action et de l’influence d’un pouvoir céleste. Ses dénominations peuvent être aussi multipliées que le sont ses bienfaits.

VIII. C’est en lui que nos stoïciens voient Bacchus-pater, Hercule, Mercure. Bacchus-pater, parce qu’il est père de tous les hommes et qu’il a institué le premier cette faculté génératrice qui veille à conserver le monde par la volupté ; Hercule, parce que sa force est invaincue, et qu’après que ses travaux l’auront lassée, elle s’évaporera dans les flammes ; Mercure, parce qu’en lui est la raison, le nombre, l’ordre, la science7. Tu ne saurais tourner les yeux ni faire un pas sans le trouver devant toi : rien n’est vide de lui8 : il remplit de sa présence toute la création.

Tu ne gagnes donc rien, ô le plus ingrat des mortels ! à nier ta dette envers Dieu pour l’attribuer à la nature, puisque sans Dieu point de nature et sans nature point de Dieu ; puisque tous deux sont même chose et n’ont pas de rôles séparés.

Si tu avais reçu quelque chose de Sénèque, tu te dirais redevable à Annæus ou bien à Lucius : ce ne serait pas une substitution de créancier, mais de nom ; car que tu cites le prénom, le nom ou le surnom, l’identité subsistera. C’est ainsi que tu appelles Dieu, la nature, le destin, la fortune, toutes désignations du même être usant diversement de sa puissance. De même la justice, la probité, la prudence, le courage, la frugalité sont

  1. Voy. Questions naturelles, II, xlv