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DES BIENFAITS, LIVRE IV.

les trésors d’une même âme : que l’une d’elles te séduise, c’est cette âme qui te séduit.

IX. Mais de peur que la discussion ne dévie et ne change d’objet, je le répète, Dieu nous prodigue d’innombrables et immenses bienfaits, sans espoir de retour, puisqu’il n’a nul besoin des nôtres et que nous ne saurions lui en rendre aucun. La bienfaisance donc est par elle-même chose désirable. L’utilité de l’obligé est son seul but : rapprochons-nous-en et laissons de côté nos propres avantages. «Vous conseillez, me dira-t-on, de choisir avec soin qui l’on veut obliger, attendu que l’agriculteur ne confie pas de semence à un sable stérile. Or, si vous parlez juste, c’est votre intérêt que vous suivez en faisant le bien, ainsi que l’homme qui laboure et qui sème ; et vraiment, semer n’est pas chose désirable en soi. Outre cela, vous cherchez à qui vous donnerez, ce qu’il ne faudrait pas faire, si par elle-même la bienfaisance était désirable ; car enfin, n’importe en quel lieu et de quelle manière elle s’exercerait, elle serait toujours bienfaisance. » Je réponds que nous ne pratiquons l’honnête pour aucun autre motif que pour lui-même. Cependant, quoique tel doive être notre unique but, nous examinons ce que nous voulons faire, quand et comment nous le ferons : car tout cela constitue le bienfait. Quand donc je choisis l’homme qui doit le recevoir, c’est que je veux que le bienfait soit réel, parce que si je donne à un infâme, il n’y a plus là ni acte honnête, ni bienfait.

X. Restituer un dépôt est en soi une chose qu’on doit désirer de faire : je ne le rendrai pas toujours, ni en tout lieu, ni en tout temps. Souvent il n’y a pas de différence entre nier et rendre publiquement. Je consulterai les intérêts du déposant ; et si la restitution doit lui nuire, je refuserai. De même, en matière de bienfaits, je verrai quand, à qui, comment, pourquoi je veux donner. Rien en effet ne doit se faire sans l’aveu de la raison ; il n’y a de bienfaits que ceux que la raison avoue, parce qu’elle est toujours compagne de l’honnête.

Que d’hommes n’entendons-nous pas se reprocher leur don irréfléchi et dire : « J’aimerais mieux l’avoir perdu, que d’avoir donné à cet homme ! » La plus humiliante façon de perdre, c’est de donner inconsidérément ; et il est cent fois plus triste de mal placer ses largesses que de ne pas les recouvrer. Car c’est la faute d’autrui si on ne nous rend point ; si nous choisissons mal, c’est la nôtre. Pour choisir, je ne m’arrêterai à rien moins qu’à ce que tu penses, je veux dire à l’homme qui