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DES BIENFAITS, LIVRE IV.

utilité. De même que les cieux ont pour tâche d’entretenir la rotation des sphères ; le soleil, de changer tous les jours le lieu de son lever et de son coucher, et de nous verser gratuitement ses faveurs salutaires ; ainsi l’homme, entre autres devoirs, doit pratiquer la bienfaisance. Pourquoi donne-t-il ? Pour ne pas manquer de donner, pour ne pas perdre l’occasion d’une bonne œuvre. Chez vous[1] le plaisir consiste à efféminer vos organes dans une léthargique indolence, à vous procurer cette absence de soucis qui est le sommeil de l’âme, à vivre cachés sous d’épais ombrages, dans cette mollesse de pensées que vous appelez le calme et qui chatouille à peine l’engourdissement d’un cœur affadi, à ne pas sortir du mystère de vos jardins où vous engraissez de boissons et de mets vos corps pâlis d’inaction ; notre plaisir à nous est de rendre des services, même pénibles, pourvu qu’ils soulagent les peines des autres ; même périlleux, pourvu qu’ils tirent leurs personnes du péril ; même onéreux à notre fortune, pourvu qu’ils allègent le joug de la détresse et du besoin. Que m’importe que mes bienfaits me rentrent ? Une fois rentrés[2], ne faut-il pas qu’ils sortent de nouveau ? Le bienfait envisage l’utilité de qui le reçoit, non la nôtre : sans quoi, c’est nous que nous obligerions. Voilà pourquoi tant de choses, éminemment utiles à autrui, perdent leur mérite en se faisant payer. Le commerçant est utile aux cités, le médecin aux malades, le marchand d’esclaves aux esclaves qu’il vend ; mais, comme tous ces hommes font l’affaire d’autrui dans leur intérêt, ils n’obligent pas ceux qu’ils servent.

XIV. Il n’y a plus bienfait quand c’est au gain qu’on sacrifie. Je donnerai ceci, on me rendra cela : véritable encan. Je n’appelle point chaste la femme qui repousse un amant pour mieux l’enflammer, ni celle qui craint la loi ou son mari. Car, selon le mot d’Ovide :

En disant non, par peur, elle a vraiment dit oui[3].

C’est avec raison qu’on met au nombre des coupables celle qui n'a de vertu que par crainte et non par conscience ; de même qui n’a donné que pour recevoir n’a point donné. Suis-je

  1. Ceci s’adresse aux épicuriens qu’il réfute.
  2. Je lis avec tous les mss. quum recepero. Ruhkopf et Lemaire : cum non…
  3. Amorum, III, Eleg, iv, v. 4.