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DES BIENFAITS, LIVRE IV.

homme. L’un est par caractère porté à l’avarice ; l’autre est voué à l’incontinence ou au vin, ou, s’il ne l’est pas encore, il est formé de manière que tout en lui l’y prédispose. Donc, pour revenir à ma thèse, point de méchant qui ne soit ingrat, car tous les germes de dépravation sont en lui : toutefois on appelle proprement ingrat quiconque est plus enclin à ce vice ; voilà l’homme dont je ne me ferai pas le bienfaiteur. Si c’est mal prendre les intérêts de sa fille que de l’unir à un malfamé contre lequel furent obtenus maints divorces ; si l’on répute mauvais gardien de son patrimoine celui qui en commet le soin à un homme condamné pour mauvaise gestion ; si c’est tester contre tout bon sens que de laisser pour tuteur à son fils un spoliateur de pupilles, ainsi passerait pour faire le pire usage de la bienfaisance quiconque choisirait de ces ingrats chez lesquels doit se perdre tout ce qu’on y place.

XXVIII. « Les dieux même, a-t-on dit, accordent aux ingrats mille faveurs. » Mais elles étaient préparées pour les bons : si elles arrivent jusqu’aux ingrats, c’est qu’on ne peut faire d’eux un peuple à part. Or il vaut mieux rendre service même aux méchants à cause des bons, que de manquer aux bons à cause des méchants17. Ainsi les biens dont tu parles, le jour, le soleil, ces périodes d’hiver et d’été tempérées par les transitions du printemps et de l’automne, ces pluies, ces sources où chacun puise, ces vents qui soufflent à époques fixes, tout cela fut institué pour l’universalité des hommes : les exceptions étaient impossibles. Le souverain donne au mérite des honneurs, et aux indignes même leur part des largesses publiques. Le voleur y reçoit sa mesure de froment, et aussi le parjure, l’adultère, et, sans distinction de moralité, tous ceux dont les noms sont inscrits. Quel que soit le don, si on le reçoit comme citoyen et non à titre d’honnête homme, l’honnête comme le malhonnête homme en emportent une part égale. Dieu aussi a versé à la race humaine de ces largesses qui sont pour tous et dont il n’a exclu personne : car il ne pouvait faire que le même vent fût propice aux bons et contraire aux autres ; c’était pour la communauté un bien que la mer s’ouvrit aux relations des peuples et que l’empire de l’homme vit ses limites élargies. Et Dieu ne pouvait dire aux pluies qui devaient tomber de ne pas descendre sur les terres de l’injuste et du méchant18.

Il est des choses de domaine public. C’est pour les bons comme pour ceux qui ne le sont point que se fondent les villes ; les monuments du génie se transcrivent et se publient pour