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DES BIENFAITS, LIVRE IV.

qu’il connaît pour tel ? » Souffre qu’au préalable j’oppose quelques mots pour éviter le piège d’une objection captieuse. D’après le système stoïcien, tu dois admettre deux classes d’ingrats. Dans la première est l’insensé[1], car il est en outre méchant. Le méchant n’est pur d’aucun vice ; il a donc aussi celui de l’ingratitude. Ainsi nous disons de tout méchant qu’il est intempérant, avare, voluptueux, envieux ; non que tous ces vices soient saillants et notoires en lui, mais parce qu’ils peuvent le devenir, et qu’ils y sont, quoique non développés. La seconde classe d’ingrats comprend ceux que le vulgaire désigne sous ce nom et qui sont portés à l’être par une propension de leur nature. Quant à l’ingrat qui n’a ce vice que comme il a tous les autres, l’homme généreux lui fera du bien : car à qui pourrait-il en faire, s’il excluait cette classe d’hommes ? Mais celui qui fait banqueroute aux bienfaits et qui cède en cela au penchant de son âme, on ne l’assistera pas plus qu’on ne livre de l’argent à un débiteur en faillite ou un dépôt à l’homme qui en aura nié plusieurs. Tel est appelé timide parce qu’il est insensé ; et la peur s’attache aussi au méchant, puisque tous les vices indistinctement assiègent son cœur. Mais l’homme timide proprement dit, c’est l’homme qu’effrayent naturellement les bruits les plus inoffensifs. L’insensé a tous les vices, sans que son naturel l’entraîne aussi fortement vers tous : il est plus enclin soit à l’avarice, soit à la mollesse, soit à la témérité.

XXVII. C’est donc à tort qu’on interpelle ainsi les stoïciens : « Qu’est-ce à dire ? Achille est un peureux ? Quoi ! Aristide, à qui la justice a donné son nom, est un homme injuste ? Quoi ! Fabius, dont les sages délais ont sauvé l’État, est un téméraire ? Quoil Décius craint la mort ? Mucius est un traître ? Camille un transfuge ? » Nous ne prétendons pas que tous les vices soient chez tous aussi prononcés que tel vice chez quelques-uns : nous disons que le méchant et l’insensé ne sont exempts d’aucun vice ; l’audacieux même n’est point à nos yeux absous de la peur, ni le prodigue libre d’avarice. De même que l’homme a tous les sens qu’il doit avoir, sans que pour cela tout homme ait la vue de Lyncée ; de même l’insensé n’a pas pour tous les vices l’ardeur et la fougue de certaines gens pour certains vices. Ils se trouvent tous chez tous les hommes, mais tous ne dominent pas dans chaque

  1. C’est-à-dire, quiconque n’est pas entièrement sage.