Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/465

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
428
DES BIENFAITS, LIVRE IV.

en effet naissent de ces questions qui sollicitent l’esprit par je ne sais quel charme et qui, sans être inutiles, ne sont pas nécessaires. Mais tu le veux, continuons, maintenant que le fond même du sujet est épuisé, à nous enquérir de ces faits qui, à vrai dire, y sont plutôt connexes qu’inhérents et dont l’examen scrupuleux, s’il ne paye pas de la peine qu’il coûte, n’est pourtant point un labeur stérile.

Pour toi, nature d’élite, si portée à la bienfaisance, Libéralis Æbutius, aucun éloge de cette vertu n’a rempli l’idée que tu t’en fais. Je ne vis jamais homme apprécier si largement les services même les plus légers. Et cette bonté d’âme est allée jusqu’à ressentir comme fait à toi-même tout le bien que l’on fait à d’autres. Tu serais prêt, pour éviter au bienfaiteur un repentir, à payer la dette de l’ingrat. Tu es si loin de toute ostentation, si empressé, à décharger ceux que tu obliges, que dans tout le bien que tu opères, tu voudrais faire croire non que tu donnes, mais que tu rends. Aussi des dons faits de cette manière te reviennent-ils plus pleinement : car presque toujours ils retournent d’eux-mêmes à qui n’en redemande rien ; et comme la gloire s’attache de préférence à ceux qui la fuient1, la gratitude répond aux bienfaits par un tribut d’autant plus doux qu’on la laisse plus libre de les méconnaître. Il ne tient pas à toi qu’après avoir reçu on ne se risque à te demander de nouvelles grâces, que tu ne refuseras pas, que tu ajouteras, plus nombreuses et plus grandes, à celles dont on étouffe et dissimule le souvenir. Résolution d’un homme excellent, d’un cœur magnanime, qui tolère l’ingrat jusqu’à ce qu’il l’ait fait reconnaissant. Et cette façon d’agir ne te trompera point : le vice ne résiste pas à la vertu, si tu ne te presses pas trop de le haïr.

II. Tu as encore pour maxime favorite ce mot que tu juges admirable : il est honteux d’être vaincu en bienfaits. Mais la vérité du mot est à bon droit mise en question ; car la chose est bien autre que tu ne l’imagines. Jamais, dans les luttes qui honorent, la défaite n’est honteuse, pourvu qu’on ne jette point ses armes et que le vaincu veuille ressaisir la victoire. Tout le monde n’a pas au service de ses bonnes intentions les mêmes forces, les mêmes facultés, le même appui de cette Fortune dont nos plus vertueux desseins, du moins dans leurs effets, subissent l’influence. La volonté seule de s’élever au bien est louable, lors même qu’un plus agile concurrent nous a devancés2. Ce n’est point comme dans ces combats offerts en spectacle, où la palme annonce le plus digne ; et là encore souvent le faible