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DES BIENFAITS, LIVRE V.

doit son triomphe au hasard. Dès qu’il s’agit d’un devoir que chacune des deux parties désire remplir le mieux possible, si l’une a pu davantage, a eu sous la main de quoi satisfaire son vœu et qu’à tous ses efforts la Fortune ait laissé le champ libre, quand l’autre, avec un zèle égal, aurait rendu moins qu’elle n’a reçu, ou même n’aurait rien pu rendre, mais n’aspirerait qu’à s’acquitter et s’y porterait de toutes les forces de son âme, cette autre ne serait pas plus vaincue que le soldat qui meurt sous les armes et qu’il a été plus facile à l’ennemi de tuer que de mettre en fuite. Ce que tu regardes comme une honte, la défaite, l’homme vertueux ne peut l’éprouver : car jamais il ne cédera, jamais il ne renoncera ; debout et prêt jusqu’au dernier jour, il mourra à son poste, déclarant tout haut qu’il a reçu beaucoup, qu’il voulait ne pas rendre moins.

III. Les Lacédémoniens proscrivent le combat du pancrace et du ceste, où la seule preuve d’infériorité est l’aveu du vaincu. Le coureur qui touche le premier la borne a devancé de vitesse, non de courage, son compétiteur. Le lutteur renversé trois fois perd la palme, il ne la cède pas. Comme Sparte avait grandement à cœur que ses enfants ne fussent point vaincus, elle les éloignait de toute lutte où le vainqueur est déclaré non par le juge ni par le résultat en lui-même, mais par l’aveu du champion qui se retire et livre à l’autre l’avantage. L’honneur dont ce peuple est si jaloux pour les siens, chacun peut l’obtenir de sa vertu, de son zèle, et ne jamais se laisser vaincre : car, en face même d’une force supérieure, l’âme peut rester invincible. Personne ne dit des trois cents Fabius : « Ils se sont fait battre, » mais : « Ils se sont fait tuer. » Régulus a été pris, non défait par les Carthaginois ; ainsi en est-il de tout homme accablé sous l’effort, et le poids d’une Fortune ennemie, mais dont le cœur ne fléchit pas.

De même, en matière de bienfaits, qu’on en ait reçu un plus grand nombre, de plus importants, de plus fréquents, on n’est pas vaincu pour cela. Les bienfaits de l’un l’emportent peut-être sur ceux de l’autre, si l’on met en balance les choses données et reçues ; mais à comparer qui donne et qui reçoit, en ne tenant compte que des intentions en elles-mêmes, ni l’un ni l’autre n’aura la palme. Tels souvent deux gladiateurs, dont l’un sera tout criblé de plaies et l’autre n’aura que de légères atteintes, sont réputés sortir égaux de la lice, bien que le plus maltraité semble, avoir eu le dessous.

IV. Nul ne peut donc être surpassé en bienfaits, pourvu qu’il