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DES BIENFAITS, LIVRE VI.


VII. Mais ton visage, sur lequel j’ai voulu me régler, se rembrunit déjà, ton front se plisse : m’éloignerais-je trop de mon sujet ? Tu sembles me dire :

Eh ! pourquoi tant d’écarts ? Dirige ici ta course ; Caresse le rivage…[1]

Je ne puis mieux le faire. Mais soit : si tu crois ce point suffisamment traité, passons à la question da savoir s’il est dû quelque chose à l’homme qui nous oblige malgré lui. Cet énoncé pourrait être plus net, mais il le fallait un peu vague, sauf à distinguer immédiatement pour montrer que le problème est double : doit-on à qui nous a servi sans le vouloir ? doit-on à qui nous a servi sans le savoir ? Car que quelqu’un nous fasse du bien par contrainte, l’obligation est trop évidemment nulle, pour qu’on se mette le moins du monde en frais de le prouver. Cette question, comme toute autre semblable qu’on pourrait soulever, se résoudra sans peine pour peu qu’on réfléchisse à ceci : qu’il n’y a de bienfait que dans ce que nous adresse une intention quelconque, mais une intention amie et bienveillante. Ainsi nous ne rendons point grâce aux fleuves qui portent nos grands navires et qui courent sur un large et intarissable lit pour voiturer tant de richesses, ou qui, riants et poissonneux, serpentent au sein des campagnes qu’ils fécondent ; et nul ne croit devoir de la reconnaissance au Nil, pas plus que de la haine, s’il déborde outre mesure et tarde à se retirer ; le Vent, quand même son souffle est doux et propice, n’est pas plus notre bienfaiteur que ne l’est un mets utile et salubre. L’homme qui sera mon bienfaiteur doit non-seulement m’obliger, mais le vouloir. C’est pourquoi encore on n’est point redevable aux animaux : et que d’hommes pourtant la vitesse d’un cheval a sauvés du péril ! ni aux arbres non plus et que de gens accablés de chaleur trouvent un abri sous leurs rameaux épais ! Or quelle différence y a-t-il que je sois secouru par qui ne le sait pas, ou par qui ne le peut savoir, puisque chez tous deux le vouloir a manqué ? Quelle différence y aurait-il entre me prescrire de la reconnaissance pour un navire, un chariot, une lance, ou pour un homme qui, tout comme ces objets, n’a eu nul dessein de me servir et ne l’a fait que par hasard ?

VIII. On peut obliger quelqu’un sans qu’il le sache, jamais

  1. Énéide, V, 172.