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DES BIENFAITS, LIVRE VI.

sans le savoir soi-même. Souvent nous sommes guéris par des accidents qui ne sont pas pour cela des remèdes ; quelques personnes, pour être tombées dans une rivière par un grand froid, ont recouvré la santé ; il en est chez qui la flagellation a dissipé la fièvre quarte, et leur frayeur subite donnant un autre cours à l’imagination leur a fait oublier l’heure critique ; ce n’est pas à dire qu’aucune de ces choses, bien qu’elles aient sauvé quelques hommes, soient salutaires : ainsi certaines gens nous servent sans le vouloir et même par leur mauvaise volonté ; et il n’y a pas de reconnaissance à leur devoir de ce que la Fortune a fait tourner à notre avantage leurs desseins pernicieux[1]. Penses-tu que je doive rien à l’homme dont la main, dirigée contre moi, a frappé mon ennemi, et qui m’eût blessé, s’il ne se fût mépris ? Souvent un témoin trop évidemment parjuré décrédite les imputations les plus vraies ; et l’accusé, qui semble en butte à un complot, devient dès lors intéressant. Mainte fois l’influence qui devait perdre est ce qui sauve ; et les juges refusent à la faveur une condamnation que méritait la cause. Ces juges toutefois n’ont pas obligé, bien qu’ils aient servi : car je considère où le trait s’adresse, non où il arrive ; et le bienfait se distingue de l’injure non par le résultat, mais par l’intention. Mon adversaire par ses discours contradictoires, par sa présomption offensante pour le juge, et n’ayant voulu qu’un témoin unique, a relevé ma cause. Je n’examine pas si sa maladresse m’a profité : sa volonté m’était hostile.

IX. Car enfin, pour être reconnaissant, je dois vouloir faire de même que l’homme qui m’aura obligé. Quoi de plus injuste que de garder rancune à celui qui dans une presse m’aura foulé ou éclaboussé, ou poussé hors de mon chemin ? Et cependant rien autre chose ne l’affranchit du reproche, bien que l’injure soit dans le fait même, sinon qu’il ne croyait pas le commettre. Mon adversaire ne m’a pas obligé, par la même raison que le passant ne m’a point fait injure : on n’est ami ou ennemi que par la volonté. Que de gens la maladie a sauvés du service militaire ! Tel eût été témoin et victime de l’écroulement de sa maison, si l’assignation de sa partie adverse ne l’eût retenu dehors ; d’autres ont gagné au naufrage de ne pas tomber dans les mains des pirates. Mais on n’est pas tenu de reconnaissance envers le naufrage ou la maladie, parce que le

  1. Voy. liv. II, xix