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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/499

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DES BIENFAITS, LIVRE VI.

pour l’acquitter, je donnerai ma quote-part. Ainsi, pour cette chose octroyée à tous, je ne me reconnais point débiteur : elle a eu lieu pour moi aussi sans doute, mais non à cause de moi ; moi aussi je l’ai reçue, mais sans qu’on sût que je la recevrais ; je ne laisserai pas de me croire comptable de quelque chose, parce que, malgré un long circuit, elle est arrivée jusqu’à moi. Il faut que j’aie été l’objet d’un acte pour qu’il m’oblige. « Dans ce système, peut-on me dire, vous ne devez donc rien ni au soleil, ni à la lune, car ce n’est pas pour vous qu’ils se meuvent ? » Mais comme leurs mouvements ont pour but la conservation de l’univers, ils se meuvent pour moi aussi qui fais partie de l’univers. Ajoutez d’ailleurs que notre condition et la leur sont bien différentes. L’homme qui m’est utile pour l’être à lui-même à l’occasion de moi, n’est pas mon bienfaiteur, parce qu’il a fait de moi l’instrument de son avantage ; au lieu que le soleil et la lune ont beau nous faire du bien pour eux-mêmes, leur but n’est pas d’obtenir de nous la réciproque ; car nous, que pourrions-nous pour eux ?

XXI. « J’admettrais, objectera-t-on, que le soleil et la lune ont la volonté de nous être utiles, s’ils étaient libres de ne l’avoir pas. Or, il leur est impossible de ne pas se mouvoir, car enfin, qu’ils s’arrêtent, s’ils le peuvent, qu’ils suspendent leurs révolutions. » Vois par combien de raisons ceci se réfute. Est-ce à dire qu’on veuille moins parce qu’on ne peut pas ne point vouloir ? Et même la plus forte-preuve d’une volonté ferme ne se tire-t-elle pas de l’impossibilité de changer ? Il est impossible à l’homme vertueux de ne pas agir comme il fait ; il cesserait d’être vertueux s’il agissait autrement ; direz-vous qu’il ne sera jamais bienfaisant parce qu’il ne fait que ce qu’il doit ? Il ne peut pas ne point faire ce qu’il doit. D’ailleurs, il est bien différent de dire d’un homme : « Il ne peut pas ne point le faire parce qu’il y est forcé ; et de dire : « Il ne peut pas ne point le vouloir. » Car s’il y a pour lui nécessité d’agir, je ne dois le bienfait qu’à celui qui l’y a contraint. S’il y a nécessité pour lui de vouloir par cela seul qu’il n’a rien de mieux à vouloir, il n’est contraint que par lui-même. Ainsi ce que dans le premier cas je ne lui devais pas, dans le second je le lui dois. « Que les astres, dites-vous, cessent donc de vouloir. » Ici veuillez bien réfléchir. Où est l’homme assez hors de sens pour n’admettre pas comme volonté celle qui ne court risque ni de cesser, ni de passer à l’état contraire ; loin de là, il n’en est point, ce semble, de plus réelle que celle qui est constante au point