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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/502

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DES BIENFAITS, LIVRE VI.


XXIV. Ne voyez-vous pas comme dès l’âge le plus tendre les parents obligent leurs enfants à subir des contrariétés salutaires ? Malgré leurs pleurs et leur répugnance, on emmaillotte leur corps avec le plus grand soin, et, de peur qu’une liberté prématurée ne déforme leurs membres, on les assujettit pour qu’ils croissent régulièrement ; bientôt on leur inculque les connaissances libérales ; on réduit par la crainte leur mauvais vouloir. Enfin l’on façonne leur pétulante jeunesse à la frugalité, à la pudeur, aux bonnes mœurs ; et l’indocilité cède à la contrainte. Devenus même plus âgés et déjà maîtres de leurs actions, s’ils repoussent certains remèdes par crainte ou par déraison, on emploie contre eux la force et la gêne. Ainsi les plus grands bienfaits de nos parents, nous les recevons sans le savoir ou sans le vouloir.

XXV. À ces ingrats, et à quiconque repousse le bienfait, non parce qu’il n’en veut pas, mais pour ne point devoir, ressemblent, dans la sphère opposée, ceux qui, par excès de gratitude, souhaitent à qui les a obligés, quelque disgrâce, quelque adversité où ils puissent prouver au bienfaiteur quel affectueux souvenir ils lui gardent. Est-ce là l’effet d’une intention droite et dévouée, on se le demande : ainsi font ceux qui, dans le délire d’une ardente passion, souhaitent l’exil à leur maîtresse pour partager son isolement et sa fuite ; la pauvreté, pour la sauver du besoin par des libéralités plus grandes ; la maladie, pour veiller à son chevet : ce qui serait l’imprécation d’un ennemi devient le vœu de ces amants. La haine ne diffère presque point, par ses effets, d’un amour insensé6.Tel est à peu près le travers des hommes qui voudraient voir leurs amis dans la peine pour les en tirer, et chez qui le tort précède le bienfait, comme s’il n’était pas mieux de ne rien faire pour eux que de chercher par un crime à placer un bon office. Que dirait-on du pilote qui demanderait aux dieux le temps le plus contraire, l’ouragan, pour que le danger rehaussât le mérite de son art ? Que dirait-on du général qui prierait les dieux d’envoyer force ennemis investir son camp, et, dans une attaque soudaine, combler les fossés, arracher les palissades à la vue de son armée en désordre, arborer jusque sur les portes leurs drapeaux menaçants, afin que lui pût rétablir plus glorieusement des affaires perdues et désespérées ? Tous ceux-là tracent à leurs bienfaits une odieuse voie, qui invoquent les dieux contre l’homme dont ils se feront les sauveurs, et qui désirent l’abattre avant de le relever. Caractère inhumain, reconnaissance perverse que de