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DES BIENFAITS, LIVRE VI.

l’homme d’un cachet nouveau ; pourquoi les arcs d’un portique vu de loin ne gardent pas les mêmes proportions, mais se rétrécissent et se rapprochent vers les extrémités, tellement que l’intervalle des dernières colonnes devient nul ; pourquoi des jumeaux conçus séparément naissent ensemble ; si un seul acte de copulation suffit pour tous deux, ou si chacun a sa conception propre ; pourquoi à des naissances pareilles des destins divers, des points d’arrivée si distants l’un de l’autre, quand les points de départ diffèrent si peu. On ne perd pas grand’chose à négliger ce qu’il n’est ni possible ni utile de savoir. L’impénétrable vérité reste cachée dans son abîme. Et nous ne pouvons faire un crime à la nature de nous envier nos découvertes : car il n’y a de difficiles que celles dont tout l’avantage consiste à les avoir faites. Tout ce qui nous doit rendre meilleurs ou heureux, elle l’a mis sous nos yeux ou tout près de nous. Que, dédaignant les vicissitudes du sort, un homme s’élève au-dessus de la crainte et n’embrasse pas l’infini dans ses avides espérances, mais sache trouver en lui-même ses richesses2 ; qu’il ait banni les terreurs humaines et religieuses, bien sûr qu’il y a peu à redouter de la part des hommes et rien de la part des dieux ; que contempteur de ces choses qui font le supplice en même temps que la décoration de la vie, il soit parvenu à voir clairement que la mort n’est la source d’aucun mal, et qu’elle est le terme de bien des maux ; qu’il ait voué son cœur à la vertu et trouve unies toutes les voies par où elle l’appelle ; qu’en qualité d’être sociable et né pour le service de tous, il regarde le monde comme la patrie commune du genre humain ; qu’il ouvre sa conscience aux dieux3 et se conduise en tout comme il ferait sous l’œil du public ; qu’il ait pour soi plus de respect encore que pour les autres, un tel homme s’est dérobé aux orages et fixé où résident le calme et la sérénité ; il possède complètement la science utile et nécessaire : le reste n’est fait que pour amuser ses loisirs. Car il est permis à l’âme déjà recueillie en lieu sûr de se distraire à des études qui ornent l’esprit sans lui apporter plus de force.

II. Ces principes, notre Démétrius veut que le disciple déjà en progrès les tienne pour ainsi dire à deux mains, qu’il ne s’en dessaisisse jamais, qu’il se les inculque et se les assimile, et qu’en les méditant chaque jour, il arrive au point que la règle morale s’offre d’elle-même à lui et réponde partout et sur-le-champ à son appel ; que sans délai lui apparaisse la grande distinction de l’honnête et de son contraire, pour lui rappeler