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DES BIENFAITS, LIVRE VII.

qu’il n’est de mal que ce qui est honteux, de bien que ce qui est honnête ; qu’elle soit sa règle pour ordonner les œuvres de sa vie , sa loi constante pour agir et juger, et qu’il tienne pour le plus malheureux des hommes, dans quelque haute fortune qu’il brille, quiconque, esclave de la table et des femmes, laisse croupir son âme dans une léthargique inertie. Qu’il se dise : « La volupté est chose fragile, qui passe vite, sujette aux dégoûts ; plus avidement on l’épuise, plus tôt elle dégénère en souffrance que suit bientôt infailliblement ou le repentir ou la honte. Y a-t-il en elle rien de noble ou de séant à cette nature humaine qui approche de celle des dieux ? Abjecte par elle-même, ayant pour agents, pour guides des organes déshonnêtes et vils, ses résultats sont repoussants. La volupté digne d’un homme, d’un homme qui sait l’être, n’est pas de remplir, d’engraisser son corps ; de réveiller des passions qu’il est bien plus sûr de laisser dormir ; c’est d’échapper aux troubles violents que soulèvent dans les âmes les rivalités de l’ambition, comme à ces frayeurs irrésistibles parce qu’elles viennent de plus haut, lorsqu’au sujet des dieux on ajoute foi à l’opinion et qu’on les juge d’après nos propres vices. » Cette volupté toujours égale, imperturbable, jamais exposée au dégoût d’elle-même, est le partage de l’homme dont nous traçons l’image, de celui qui, pour ainsi dire, savant de la science des lois divines et humaines, jouit de ce qui est sans dépendre de ce qui sera, car point de fixité pour qui se porte vers l’incertain. Ainsi exempt des soucis qui absorbent, qui torturent la pensée, il n’espère ni ne craint ; il ne s’élance point dans le vague du hasard : ce qu’il a lui suffit. Et ne va pas croire que peu lui suffise : il est maître de tout, non comme le fut Alexandre[1], arrêté au bord de la mer Rouge, et auquel il manquait plus qu’il n’avait conquis ; car il n’est même pas sûr de ce qu’il tient, de ce qu’il a dompté, lorsque, au milieu de l’Océan, Onésicrite, son éclaireur, se hasarde sur une mer inconnue à la recherche de nouvelles guerres. Rien prouve-t-il mieux sa pauvreté réelle que cette rage de porter ses armes au delà des bornes de la nature, sur un abîme inexploré et sans fond comme sans rives, oû le pousse son aveugle, son irrésistible convoitise ? Qu’importe tout ce qu’il a pu ravir ou donner de royaumes et combien de provinces il écrase de tributs ? Il est pauvre de tout ce qu’il désire4.

III. Et telle fut la maladie non d’Alexandre seulement, qu’une

  1. Voy. lettres xvii, xci, cxiv et uliàs ; et Boileau, Sat. viii .