Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/68

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
31
DE LA COLÈRE, LIVRE II.


vigoureux de l’homme, mais un instinct farouche et intraitable ; or nul ne peut commander, s’il ne sait obéir.

XVI. Aussi l’empire a presque toujours appartenu aux peuples des régions tempérées(19) ; chez ceux qui inclinent vers les glaces du septentrion les caractères sont, selon le mot d’un poëte :

Âpres comme le ciel qui pèse sur leurs têtes.

« Mais, ajoute-t-on, les animaux les plus irascibles passent pour les plus généreux. » Quelle erreur de nous comparer des êtres qui, au lieu de raison, n’ont qu’une furie aveugle ! L’homme, au lieu de cette furie, a la raison. Et encore n’est-ce point là chez les bêtes l’arme universelle. Le lion a pour auxiliaire son courroux ; le cerf, l’instinct de la peur ; le vautour, son vol impétueux ; la colombe, sa fuite rapide. D’ailleurs il n’est pas même vrai que les races les plus irascibles soient les meilleures. Je veux croire que celles qui vivent de proie valent d’autant mieux que leur rage est plus ardente ; mais je louerai dans le bœuf sa patience, dans le cheval sa docilité sous le frein. Qui donc vous fait ravaler l’homme à de si malheureux parallèles, quand vous avez et l’univers et Dieu, que seul de toutes les créatures l’homme peut comprendre, parce que seul il doit l’imiter ?

« Les caractères emportés, dit-on, passent pour les plus francs. » Oui, comparés aux hommes de fraude et d’astuce ; et puis, ils paraissent francs parce qu’ils sont tout en dehors. Moi. je ne les appellerai pas francs, mais inconsidérés, qualification qu’on impose aux sots, aux débauchés, aux dissipateurs, à tous les vices qui calculent peu.

XVII. « L’orateur, dit-on, qui s’emporte en vaut mieux quelquefois. » Dis plutôt : qui feint de s’emporter ; de même les histrions qui par leur débit remuent le peuple, ne ressentent pas la colère, mais ils la jouent bien. Devant les juges aussi, dans les assemblées, partout où il s’agit d’entraîner et de maîtriser les esprits, on feindra tour à tour la colère, la crainte, la pitié qu’on voudra inspirer aux autres ; et souvent ce qu’une vraie émotion n’aurait pu faire, une émotion factice l’obtiendra. « C’est une âme faible, dit-on, qu’une âme incapable de colère. » Oui, si elle n’a pas de ressort plus puissant que celui-là.

Ne soyons ni brigand, ni victime ; ni compatissant, ni cruel ? l’un serait mollesse, l’autre, dureté de cœur. Que le sage tienne le milieu ; et s’il faut faire acte de vigueur, qu’il montre non de la colère, mais de l’énergie.