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DE LA COLÈRE, LIVRE II.

maux. Vois l’éléphant courber sa tête au joug ; le taureau laisser impunément sauter sur son dos des enfants et des femmes ; des serpents ramper et se glisser innocemment parmi nos coupes et dans notre sein ; et sous nos toits des lions et des ours livrer patiemment leurs gueules à nos attouchements et caresser leur maître : tu rougiras d’avoir laissé tes mœurs à la brute pour prendre les siennes(28).

C’est un sacrilége de nuire à la patrie, par conséquent à un citoyen : il est membre de la patrie : quand le tout est sacré, les parties ne le sont pas moins ; par conséquent l’homme est sacré ; il est pour toi concitoyen dans la grande cité. Qu’arriverait-il si nos mains faisaient la guerre à nos pieds, et nos yeux à nos mains ? L’harmonie règne entre les membres du corps humain, parce que tous sont intéressés à la conservation de chacun ; ainsi les hommes doivent s’épargner l’un l’autre, parce qu’ils sont nés pour vivre en commun : or il n’y a de salut pour la société que dans l’amour et l’appui mutuel de chacune de ses parties. Les vipères même, les serpents d’eau, tout reptile dont les coups ou les morsures peuvent nuire, on ne les écraserait pas si, comme d’autres races, elles s’apprivoisaient ou pouvaient cesser d’être dangereuses pour nous et pour tous. Ainsi nous ne punirons pas parce qu’on a péché, mais afin qu’on ne pèche plus ; la peine n’aura jamais égard au passé, mais à l’avenir : il n’y a pas là de colère, c’est de la précaution. S’il fallait punir toute nature dépravée et tournée au mal, le châtiment n’excepterait personne.

XXXII. « Mais dans la colère il y a un certain plaisir : il est doux de rendre souffrance pour souffrance. » Je le nie. S’il est beau de répondre à un bienfait par un autre, il ne l’est pas de compenser l’injure par l’injure : dans le premier cas, la défaite est honteuse ; et dans le second, la victoire.

La vengeance ! mot inhumain et qu’on fait pourtant synonyme de justice ; elle ne diffère guère de l’injure que par l’ordre des temps[1]. Qui renvoie l’offense pèche, seulement avec un peu plus de droit à l’excuse.

Un homme avait, aux bains publics, frappé M. Caton par mégarde et sans le connaître (car qui aurait pu insulter sciemment ce grand homme ?). Comme ensuite il s’excusait : « Je ne me souviens pas, dit Caton, d’avoir été frappé. » Il pensa qu’il valait mieux ne pas apercevoir l’injure que de la venger. —

  1. Lire comme Pincianus : et a contumelia non. Lemaire : et talio non.