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DE LA COLÈRE, LIVRE II.

la flamme ; les noires Furies, élancées du Ténare pour souffler le feu des combats, semer la discorde chez les peuples, et déchirer le pacte de la paix : telle on doit se figurer la colère, l’œil étincelant de flammes ; ainsi elle gémit, ainsi elle mugit, mêlant à ses sifflements d’aigres clameurs et des sons, s’il en est, plus sinistres ; brandissant ses traits des deux mains, car se couvrir est loin de sa pensée ; menaçante, ensanglantée, labourée de cicatrices et livide de ses propres coups. La démarche égarée, la raison tout offusquée de ténèbres, elle se rue çà et là, elle ravage, elle met tout en fuite, chargée de l’exécration générale, de la sienne surtout. Si tout autre fléau lui manque, elle souhaite l’irruption des mers, l’écroulement de la terre, du ciel ; elle maudit et elle est maudite. Qu’on la voie, s l’on veut, telle que nos poëtes nous dépeignent

Bellone au fouet sanglant, aux lugubres flambeaux ;

ou la Discorde,

De sa robe en triomphe étalant les lambeaux ;

qu’on imagine, s’il se peut, des traits plus affreux encore pour cette affreuse passion.

XXXVI. Il y a des gens, dit Sextius(34), qui se sont bien trouvés d’avoir, dans la colère, jeté les yeux sur un miroir(35). Effrayés d’une telle métamorphose, et conduits pour ainsi dire en face d’eux-mêmes, ils ne se reconnaissaient point ; et combien un miroir rendait faiblement leur difformité réelle ! Si l’âme pouvait se manifester et se réfléchir sur quelque surface, nous serions confondus à l’aspect de cette image sombre et livide, de ces bouillonnements, de ces contorsions, de cette bouffissure. Nous voyons sa difformité percer à travers toute cette enveloppe d’os et de chair qui lui fait obstacle ; que serait-ce si elle apparaissait nue ? Non, tu ne crois pas qu’un miroir ait jamais guéri personne. Car enfin, qui court au miroir pour regagner son sang-froid l’a déjà recouvré. La colère, d’ailleurs, ne se croit jamais plus belle que quand elle est horrible, effroyable ; telle elle veut être, telle aussi elle veut qu’on la voie.

Il vaut mieux songer à combien de personnes cette passion par elle-même a été fatale. On en a vu, au fort de la crise, se rompre les veines, vomir le sang après des éclats de voix surhumains, avoir les yeux couverts d’un nuage, tant la bile s’y porte violemment ; et des malades sont retombés plus bas que