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DE LA COLÈRE, LIVRE III.

celle-là des souffrances d’autrui. Elle dépasse la méchanceté, l’envie : le mal qu’elles veulent à autrui, la colère veut l’infliger ; les revers fortuits sont pour les premières une bonne fortune ; la seconde n’attend pas que le sort frappe, elle veut nuire quand elle hait, non que d’autres nuisent. Rien n’est plus funeste que les inimitiés : c’est la colère qui les suscite ; point de plus grand fléau que la guerre : c’est l’explosion de la colère des grands ; et ces colères plébéiennes et privées, que sont-elles encore, qu’une guerre sans armes et sans soldats ? Il y a plus : même en la séparant de sa suite immédiate et fatale, des embûches, des éternelles inquiétudes d’une lutte mutuelle, la colère se punit quand elle se venge, elle abjure la nature humaine. Celle-ci nous convie à l’amour, celle-là à la haine ; l’une ordonne de faire le bien, l’autre de faire le mal.

Et puis ce soulèvement que provoque en elle un excessif amour-propre, noble en apparence, est au fond un sentiment bas et étroit ; car quiconque se juge méprisé d’un autre tombe au-dessous de lui. Mais un grand cœur, sûr de ce qu’il vaut, ne venge pas une injure, parce qu’il ne la sent pas. De même que les traits rebondissent sur un corps dur, et que les masses solides affectent douloureusement la main qui les frappe, ainsi dans un grand cœur jamais l’injure n’arrive à se faire sentir, elle, si frêle devant ce qu’elle attaque. Qu’il est beau de se montrer impénétrable à tous les traits, de renvoyer, quelles qu’elles soient, les injures et les offenses ! La vengeance est un aveu que le coup a porté(4) : ce n’est pas une âme forte que celle qui plie sous l’injure. L’homme qui te blesse est-il plus puissant ou plus faible que toi ? Plus faible, épargne-le ; plus puissant, grâce pour toi-même.

VI. Le signe le plus certain de la vraie grandeur, c’est que nul événement fortuit ne puisse nous irriter. La région supérieure du ciel et la mieux ordonnée, celle qui avoisine les astres, ne s’amasse pas en nuages, n’éclate pas en tempêtes, ne se roule pas en tourbillons ; elle est à l’abri du plus léger trouble : c’est plus bas que gronde la foudre(5). Ainsi une âme élevée, toujours calme et placée dans une sphère sans orages, étouffe en elle tout ferment d’irritation ; la modération, l’ordre et la majesté l’accompagnent : rien de tout cela chez l’homme en colère. Où est celui qui, livré au ressentiment et à la fureur, ne dépouille d’abord toute retenue ; qui, dans sa fougue délirante et se ruant sur son ennemi, ne mette de côté toute