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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/90

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DE LA COLÈRE, LIVRE III.

dignité personnelle[1] ; qui se rappelle, sous un tel aiguillon, le nombre et l’ordre de ses devoirs ; qui commande à sa langue, maîtrise aucune partie de soi-même ; qui, une fois emporté, règle son élan ?

Nous nous trouverons bien du précepte salutaire de Démocrite qui promet la tranquillité si, dans la vie privée ou publique, on s’abstient d’affaires trop multipliées ou au delà de ses forces. Jamais on ne passera si heureusement sa journée, quand on la partage entre mille affaires, qu’on ne se heurte ou contre les hommes ou contre les choses, ce qui pousse l’homme à la colère. Celui qui traverse en courant les quartiers populeux d’une ville doit nécessairement coudoyer bien des gens, tomber ici, être arrêté plus loin, éclaboussé ailleurs ; ainsi, dans cette mobile activité d’une vie aventureuse, bien des empêchements, bien des motifs d’aigreur se présentent. Tel a trompé nos espérances, tel autre en retarde l’accomplissement, un troisième en intercepte les fruits ; nos projets les mieux concertés n’aboutissent pas : c’est que la fortune ne se dévoue à personne au point de couronner ses tentatives sur mille points à la fois. Il arrive de là que celui dont elle a contrarié quelques entreprises ne peut plus souffrir les hommes ni les choses ; sur les moindres motifs il s’en prend tour à tour aux personnes, aux affaires, aux lieux, au destin, à lui-même. Donc pour assurer à l’âme sa tranquillité, il ne la faut ni dissiper, ni épuiser, je le répète, en travaux trop nombreux ou trop grands, et qui tendraient au delà de ce que nous pouvons. On s’accommode facilement d’une charge légère qu’on peut faire passer d’une épaule à l’autre sans qu’elle glisse ; mais celle que des mains étrangères nous imposent et que nous avons peine à porter échappent, après quelques pas[2], à nos forces vaincues ; nous avons beau nous roidir sous le faix, nous chancelons, et notre impuissance se trahit.

VII. Il en arrive de même, sache-le bien, dans la gestion des intérêts civils et domestiques. Les affaires simples et expéditives se prêtent à notre action ; les affaires graves et au-dessus de notre portée ne se laissent point aisément saisir ; elles surchargent et entraînent ; on se croit près de les embrasser, on tombe avec elles. C’est ainsi que souvent on consume en

  1. Au lieu de verecundi habuit, qui répète verecundiam mis deux lignes plus haut, je proposerai ce verendi, même sens plus fortement nuancé.
  2. Plusieurs manusc., in proximo, préférable à in proximos.