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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/97

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DE LA COLÈRE, LIVRE III.

dre à la fois quel fléau c’est que la colère, quand elle pousse à l’extrême l’abus de la toute-puissance, et combien elle peut se commander à elle-même lorsqu’une terrour plus forte la comprime.

Le roi Cambyse(7) s’adonnait au vin avec excès. Prexaspe, l’un de ses favoris, l’engageait à plus de sobriété, disant que l’ivresse était chose honteuse à un souverain vers lequel tous les yeux, toutes les oreilles sont dirigés. À quoi le prince répondit : « Pour t’apprendre que je ne suis jamais hors de moi, tu vas voir que mes yeux, quand j’ai bu, font leur office et mes mains aussi. » Et il vide à plus longs traits de plus grandes coupes qu’à l’ordinaire, puis déjà alourdi par l’ivresse, il ordonne au fils de son censeur de se placer, hors de la salle, debout sur le seuil et la main gauche levée au-dessus de la tête. Alors il tend son arc, perce le cœur même du jeune homme, où il avait dit qu’il visait, et, ouvrant la poitrine, il montre le dard enfoncé droit dans le viscère ; puis, regardant le père : « Ai-je la main assez sûre ? » demanda-t-il. Prexaspe déclara qu’Apollon n’eût pas tiré plus juste. Que les dieux maudissent cet homme plus esclave de cœur que de condition ! Il loue une chose dont c’était trop d’avoir été le spectateur. Il voit une occasion de flatterie dans cette poitrine d’un fils partagée en deux, dans ce cœur palpitant sous le fer. Ah ! il devait contester au bourreau sa gloire, et faire recommencer l’épreuve, pour que le roi pût mieux signaler sur le père lui-même la sûreté de sa main. Ô tyran sanguinaire ! oh ! qu’il était digne, que les arcs de tous ses sujets se bandassent contre lui ! Quand nous aurons bien exécré cet homme qui couronne ses orgies par les supplices et par le meurtre, toujours est-il qu’ici l’éloge était plus odieux que l’acte. Ne cherchons pas quelle devait être la conduite du père en face du cadavre de son fils, de cet assassinat dont il avait été le témoin et la cause ; ce dont il s’agit maintenant est démontré : c’est que la colère peut être étouffée. Il ne proféra ni imprécation contre le roi, ni aucune de ces plaintes qu’arrache une grande infortune, lui qui se sentait le cœur percé du même coup que celui de son fils. On peut soutenir qu’il fit bien de dévorer le cri de sa douleur ; car, s’il eût parlé en homme irrité, il perdait la chance d’agir plus tard en père. Son silence, on peut le croire, fut plus sage que ses leçons de tempérance à un monstre qu’il valait mieux gorger de vin que de sang, et dont la main, tant qu’il tenait sa coupe, faisait brève aux massacres. Ainsi Prexaspe grossit la liste de ceux