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DE LA COLÈRE, LIVRE III.

qui ont prouvé, par d’immenses malheurs, ce qu’un bon conseil coûte aux amis des rois.

XV. Sans doute Harpage en avait donné un de cette nature à son maître(8), aussi roi de Perse, qui, offensé, lui fit servir à table la chair de ses propres enfants, puis lui demanda, à plusieurs reprises, si le ragoût lui plaisait. Et quand il vit le malheureux bien repu de l’horrible mets, il fit apporter les têtes, ajoutant cette question : « Comment juges-tu que l’on t’a traité ? » Le père, hélas ! trouva des paroles ; sa langue ne resta pas glacée : « À la table du roi, dit-il, tout mets est agréable(9) ». À cette bassesse que gagna-t-il ? Qu’on ne l’invitât pas à manger les restes. Sans défendre à un père d’exécrer l’acte de son roi, de chercher une vengeance digne d’une si atroce monstruosité, je conclurai de là qu’il est possible encore de cacher le ressentiment qui naît des plus poignantes douleurs et de lui imposer un langage contraire à sa nature. C’est une chose nécessaire de dompter son irritation, surtout aux hommes dont le sort est de vivre à la cour des rois et d’être admis à leur table. On y mange, on y boit, on y répond ainsi ; il y faut sourire à ses funérailles. L’existence vaut-elle qu’on la paye si cher ? Nous le verrons tout à l’heure : c’est là une autre question. Nous n’essayerons pas de consolation dans cette affreuse prison d’esclaves, nous ne les exhorterons point à subir la loi de leurs bourreaux : nous leur montrerons dans toute servitude une voie ouverte à la liberté. Si leur âme est malade, si ses passions font ses misères, elle peut, en finissant elle-même, les finir. Je dirai à qui se trouve jeté sous la main d’un tyran, lequel prend pour but de ses flèches le cœur de ses amis ou rassasie un père des entrailles de ses fils : « Pourquoi gémir, insensé ? Pourquoi attendre que sur ta patrie expirante quelque ennemi te vienne venger ou qu’un puissant roi accoure de contrées lointaines(10) ? Quelque part que tes yeux se tournent, là est la fin de tes maux. Vois cette roche escarpée : de là on s’élance à la liberté. Vois cette mer, ce fleuve, ce puits : la liberté est assise au fond de leurs eaux. Vois cet arbre écourté, rabougri, mal venu : la liberté pend à ses branches. Vois ton cou, ta gorge, ton cœur : autant d’issues pour fuir l’esclavage. Mais ces issues que je te montre sont trop pénibles, exigent trop de vigueur d’âme ? Où est, dis-tu, la grande voie vers la liberté ? dans chaque veine de ton corps. »

XVI. Tant que rien ne nous semble assez intolérable pour nous faire rompre avec la vie, sachons en toute situation re-