Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/197

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

LETTRE LXXIII.

Que les philosophes ne sont ni des séditieux ni de mauvais citoyens. Jupiter et l’homme de bien.

C’est une erreur, à mon avis, de voir dans les fidèles serviteurs de la philosophie des citoyens rebelles et réfractaires, contempteurs des magistrats, des rois, de tous ceux qui administrent la chose publique57. Au contraire nul ne leur paye plus qu’eux le tribut d’une reconnaissance légitime, car nul ne fait plus pour eux que ceux qui leur permettent la jouissance d’un loisir tranquille. La sécurité publique concourant à leur noble projet de vivre vertueusement, comment l’auteur d’un si grand bien ne serait-il pas chéri d’eux comme un père ? Et ils lui portent bien plus d’amour que ces esprits remuants, ces hommes d’intrigue qui doivent tant au prince et se prétendent encore ses créanciers, et sur qui ses grâces ne pleuvent jamais avec assez d’abondance pour désaltérer leur soif que l’on irrite en l’abreuvant. Or ne songer qu’à obtenir encore, c’est oublier ce qu’on a obtenu ; et de tous les vices de la cupidité le plus grand c’est qu’elle est ingrate. Ajoutons que de tous ces hommes qui ont des fonctions dans l’État nul ne considère qui il surpasse, mais par qui il est surpassé ; ils sont moins flattés de laisser mille rivaux derrière eux que rongés d’en voir un seul qui les précède. C’est le vice de toute ambition de ne point regarder derrière elle. Et ce n’est pas l’ambition seule qui ne s’arrête jamais ; toute passion fait de même : elle part toujours du point d’arrivée[1].

Mais l’homme pur et sincère qui a dit adieu au sénat, au forum, à toute participation au gouvernement, pour occuper sa solitude d’un plus sublime emploi, un tel homme affectionne ceux à qui il doit de le faire sans risque ; lui seul leur voue un hommage désintéressé, car il tient d’eux, sans qu’ils s’en doutent, un immense bienfait. Tout ce qu’il a de respect et d’estime pour les instituteurs dont le dévouement l’a tiré des inextricables voies de l’ignorance, il l’étend à ceux sous la tutelle

  1. Voir Des bienfaits, II, XXVII. De la colère, III, XXXI