Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/242

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cadavre est aussi peu vivant sur un lit de parfums que sous le croc du bourreau. Le loisir sans les lettres est une mort ; c’est l’homme tout vif dans la sépulture. De quoi alors peut servir la retraite ? Nos causes d’anxiété ne nous suivent-elles pas au delà des mers ? Dans quel antre assez reculé ne pénétreront point les terreurs de la mort ? Comment fortifier et bâtir assez haut la paix de notre existence pour que la douleur n’y porte point l’alarme ? N’importe où tu te cacheras, les misères humaines t’assiégeront de leurs menaces. Combien au dehors, rôdant autour de nous, méditent une surprise ou l’assaut ; et au dedans, en pleine solitude, que de rébellions !

Que la philosophie nous enveloppe de son rempart inexpugnable : le sort, dût-il l’attaquer de ses mille machines, n’y fera point brèche. Elle est retranchée dans un poste invincible, l’âme qui a rompu avec l’extérieur : ce fort qu’elle s’est fait, elle sait s’y défendre ; tous les traits portent plus bas. La Fortune n’a pas les bras aussi longs qu’on le pense : elle ne saisit que ceux qui s’attachent à elle. Fuyons donc loin d’elle le plus que nous pourrons et fuyons vite ; mais nous ne le pourrons que par la connaissance de nous-mêmes et de la nature. Sachons où nous devons aller, d’où nous venons ; ce qui est bien pour l’homme, ce qui est mal ; ce qu’il faut vouloir ou éviter ; ce qu’est cette raison qui discerne le désirable de ce qui ne l’est point, qui apprivoise les passions folles, qui émousse les poignantes terreurs. Quelques-uns se vantent d’avoir, même sans la philosophie, réprimé tout cela ; mais le moindre accident qui met leur sécurité à l’épreuve leur arrache un tardif désaveu : tout ce fier langage tombe quand le bourreau leur vient prendre la main, quand la mort les attend tout proche97. On pourrait leur dire : « Vous braviez à votre aise des maux éloignés ; la voici cette douleur que vous disiez supportable. Voici cette mort contre laquelle vous faisiez tant de phrases intrépides. Les fouets résonnent, le glaive étincelle :

C’est ici qu’il vous faut un cœur, une âme ferme[1]. »

Et ce qui donne cette fermeté, c’est de méditer assidûment, d’exercer non point ton langage, mais ton âme ; de t’aguerrir contre la mort, sans espérer sur ce point ni encouragements ni force morale de ceux qui, par des chicanes de mots, tenteront de te persuader que la mort n’est point un mal. Car enfin, sage Lu-

  1. Énéide, VI, 26.