Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/345

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que pour ceux qui possèdent une règle immuable et certaine de jugement ; les autres tombent à chaque pas, puis se relèvent, et du dégoût à la convoitise c’est un va-et-vient incessant. La cause de cette mobilité est toujours l’éblouissement que nous cause le phare le moins sûr de tous, l’opinion. Pour vouloir toujours les mêmes choses, il faut vouloir le vrai[1]. On n’arrive point au vrai sans les dogmes : toute la vie est là. Biens et maux, honnête et déshonnête, juste et injuste, actes pieux et impies, vertus et usages des vertus, avantages de la vie, considération, dignité, santé, force, beauté, sagacité des sens, toutes ces choses veulent un bon appréciateur. Que l’on puisse savoir pour combien chacune doit entrer dans nos ressources. Car on s’abuse, et l’on prise certains objets plus qu’ils ne valent ; et l’on s’abuse au point que ce qui tient chez nous la première place, richesses, crédit, puissance, ne devrait pas compter pour un sesterce[2]. Voilà ce que tu ne sauras point, si tu n’as étudié la grande loi d’appréciation qui pèse et estime tout cela. Tout comme les feuilles ne peuvent verdir d’elles-mêmes, comme il leur faut une branche où elles tiennent, dont elles tirent la sève ; ainsi les préceptes, s’ils sont isolés, se flétrissent : greffe-les sur un corps de doctrines.

Et puis, ceux qui suppriment les principes généraux ne s’aperçoivent pas qu’ils les confirment par cela même. Car que disent-ils ? que les préceptes suffisent au système entier de la vie ; qu’on n’a que faire des principes généraux de la sagesse, c’est-à-dire des dogmes. Or, ce qu’ils disent là, est aussi un principe général, tel assurément que j’en établirais un si je disais qu’il faut laisser là les préceptes comme superflus, s’en tenir aux principes généraux et en faire son étude exclusive : cette défense même de s’occuper des préceptes serait un précepte encore. En philosophie certains cas réclament des conseils ; certains autres, et le nombre en est grand, veulent des preuves, car ils sont enveloppés de doute, et à peine le plus grand soin, joint à une extrême pénétration, peut-il les éclaircir. Si les preuves sont nécessaires, nécessaires aussi sont les dogmes, fruit du raisonnement, résumés de la vérité. Il est des choses évidentes, il en est d’obscures ; les évidentes sont ce que les sens, ce que la mémoire saisissent ; les obscures, ce qui leur échappe. Or la raison n’est point pleinement satisfaite des

  1. Voy. Lettre CXXII et Quest. natur., I, Préface.
  2. C'est-à-dire un petit sesterce, 20 centimes environ.