Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/372

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y est douteux, inconséquent, suspect. Comment croire qu’un seul sentiment puisse être embrassé par tous ? Le même homme n’a pas toujours le même sentiment. Le sage aime la vérité, qui n’a qu’un caractère et qu’une face ; c’est le faux qui entraîne l’assentiment des autres. Or le faux n’est jamais homogène : ce n’est que variations et dissidences86.

« La louange, dit-on, n’est autre chose qu’une voix ; or une voix n’est pas un bien. » Mais en disant que l’illustration est la louange donnée aux bons par les bons, nos adversaires rapportent cela non à la voix, mais à l’opinion. Car encore que l’homme de bien se taise, s’il juge quelqu’un digne de louange, il le loue assez. D’ailleurs il y a une différence entre la louange et le panégyrique : il faut, pour louer, que la voix se fasse entendre ; aussi ne dit-on pas la louange funèbre87, mais l’oraison funèbre, dont l’office consiste dans le discours. Dire que quelqu’un est digne de louange, c’est lui promettre non pas les paroles, mais le jugement favorable des hommes. Il y a donc aussi une louange muette, une approbation de cœur, une conscience qui applaudit à l’homme de bien. Répétons en outre que la louange se rapporte au sentiment, non aux paroles, lesquelles expriment la louange conçue et la portent à la connaissance de plusieurs. C’est me louer que me juger digne de l’être. Quand le tragique romain[1] s’écrie : « Il est beau d’être loué par l’homme que chacun loue88 ; » il veut dire l’homme digne de louange. Et quand un vieux poëte dit :

Oui, la louange est l’aliment des arts89,

il ne parle pas de cette louange bruyante qui les corrompt ; car rien ne perd l’éloquence et en général les arts faits pour l’oreille comme l’engouement populaire. La renommée veut, elle exige une voix ; l’illustration s’en passe : elle peut s’obtenir sans cela, se contenter de l’opinion ; elle est complète en dépit même du silence, en dépit des oppositions. En quoi l’illustration diffère-t-elle de la gloire ? En ce que la gloire est le suffrage de la foule ; l’illustration, le suffrage des gens de bien. « On demande à qui appartient ce bien qu’on nomme illustration, cette louange donnée aux bons par les bons ; est-ce à celui qui loue, ou à celui qui est loué ? » À tous les deux : à moi qui suis loué, parce que la nature m’a fait ami de tous, que je m’applaudis d’avoir bien fait, que je me réjouis d’avoir

  1. Nævius.