Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/373

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trouvé des cœurs qui comprennent mes vertus et qui m’en savent gré ; à mille autres aussi pour qui leur gratitude même est un bien, mais d’abord à moi, car il est dans ma nature morale d’être heureux du bonheur d’autrui, surtout du bonheur dont je suis la cause. La louange est le bien de ceux qui louent : car c’est la vertu qui l’enfante, et toute action vertueuse est un bien. Mais c’est une jouissance qui leur échappait, si je n’avais été vertueux. Ainsi c’est un bien de part et d’autre qu’une louange méritée, tout autant certes qu’un jugement bien rendu est un avantage pour le juge comme pour celui qui gagne sa cause. Doutes-tu que la justice ne soit le trésor et du magistrat qui l’a dans son cœur et du client à qui elle rend ce qui lui est dû ? Louer qui le mérite c’est justice : c’est donc un bien des deux côtés.

Voilà suffisamment répondre à ces docteurs en subtilités. Mais notre objet ne doit pas être de discuter des arguties, et de faire descendre la philosophie de sa hauteur majestueuse dans ces puérils défilés. Ne vaut-il pas bien mieux suivre franchement le droit chemin, que de se préparer soi-même un labyrinthe, pour avoir à le reparcourir à grand’peine ? Car toutes ces disputes ne sont autre chose que jeux d’adversaires qui veulent se tromper avec art. Dites-nous plutôt combien il est plus naturel d’étendre dans l’infini sa pensée. C’est une grande et noble chose que l’âme humaine : elle ne se laisse poser de limites que celles qui lui sont communes avec Dieu même. Elle n’accepte point une étroite patrie telle qu’Éphèse ou Alexandrie, ou toute autre ville, s’il en est, plus populeuse en habitants, plus ample en constructions ; sa patrie, c’est ce vaste circuit qui enceint l’univers et tout ce qui le domine, c’est toute cette voûte sous laquelle s’étendent les terres et les mers, sous laquelle l’air partage et réunit à la fois le domaine de l’homme et celui des puissances célestes, et où des milliers de dieux, chacun à son poste, poursuivent leurs tâches respectives. Et elle ne souffre pas qu’on lui circonscrive son âge, elle se dit : « Toutes les années m’appartiennent ; point de siècle fermé au génie, point de temps90 impénétrable à la pensée. Quand sera venu le jour solennel où ce corps, mélange de divin et d’humain, se dissoudra, je laisserai mon argile où je l’ai prise, et moi, je me réunirai aux dieux. Ici même je ne suis pas sans communiquer avec eux ; mais ma lourde et terrestre prison me retient. Ces jours mortels sont des temps d’arrêt, préludes d’une existence meilleure et plus durable. Comme le sein maternel qui nous