Que gagne-t-on à franchir les mers, à errer de ville en ville ? Veux-tu fuir le mal qui t’obsède ? Il n’est pas besoin que tu sois ailleurs ; sois autre. Suppose-toi débarqué à Athènes, débarqué à Rhodes ; choisis à ton caprice toute autre ville : que te font les mœurs de ces pays97 ? Tu y portes les tiennes. La richesse te semble-t-elle le bonheur ? Tu trouveras ton supplice dans ta pauvreté, dans la pire de toutes, la pauvreté imaginaire. Car en vain possèdes-tu beaucoup ; quelque autre possédant davantage, tu te crois en déficit de tout ce dont il te surpasse. Places-tu le bonheur dans les dignités ? Tu souffriras de l’élection de tel consul, de la réélection de tel autre : quel dépit, si tu lis plusieurs fois le même nom dans nos fastes ! Dans ton ambitieuse démence, tu ne verras plus ceux que tu dépasses, dès qu’un seul te devancera. Le plus grand des maux, penses-tu, c’est la mort ? Mais il n’y a de mal en elle que ce qui la précède, la peur. Tu t’effrayeras et du péril et de l’ombre du péril ; des chimères t’agiteront sans cesse. Car que te servira
La paix même sera pour toi fertile en alarmes. Ton âme une fois découragée, l’abri le plus sûr n’aura pas ta confiance ; et dès que le sentiment irréfléchi de la peur tourne en habitude, il paralyse jusqu’à l’instinct de la conservation. Il n’évite pas, il fuit : et l’on donne plus de prise aux dangers en leur tournant le dos. Tu croiras subir une bien grave infortune lorsque tu perdras quelqu’un que tu aimes : en quoi tu montreras autant d’inconséquence que si tu pleurais quand les arbres riants qui ornent ta demeure sont abandonnés de leurs feuilles. Tous les êtres qui réjouissent ton cœur, vois-les comme tu vois ces feuilles alors qu’elles verdoient ; car enfin, aujourd’hui l’un, demain l’autre, leur sort est de tomber ; mais de même qu’on regrette peu la chute des feuilles parce qu’elles se reproduisent, ainsi dois-tu prendre la perte de ceux que tu aimes et qui, dis-tu, font le charme de ta vie : ils se remplacent, s’ils ne peuvent renaître. « Mais ce ne seront plus les mêmes ! » Et toi, n’auras-tu pas changé ? Chaque jour, chaque heure fait de toi un autre homme[2] ; et ce larcin du temps, visible chez autrui, s’il ne l’est pas chez toi, c’est qu’il s’opère à ton insu. Les
- ↑ Énéide, III, 383.
- ↑ Voy. Lettre LXVIII.