Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/380

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autres semblent emportés de vive force, nous sommes furtivement dérobés à nous-mêmes.

Mais ces réflexions ne seront point les tiennes ; tu n’appliqueras pas ce baume à ta plaie ; toi-même sèmeras ta route d’inquiétudes sans fin, tantôt espérant, tantôt découragé. Plus sage, tu tempérerais l’un par l’autre : tu n’espérerais point sans méfiance, tu ne te méfierais point sans espoir.

Jamais changement de climat a-t-il en soi profité à personne ? Il n’a pas calmé la soif des plaisirs, mis un frein aux cupidités, guéri les emportements, maîtrisé les tempêtes de l’indomptable amour, délivré l’âme d’un seul de ses maux, ramené la raison, dissipé l’erreur. Mais comme l’enfant s’étonne de ce qu’il n’a jamais vu, pour un moment un certain attrait de nouveauté nous a captivés. Du reste l’inconstance de l’esprit, alors plus malade que jamais, s’en irrite encore, plus mobile, plus vagabonde par l’effet même du déplacement. Aussi les lieux qu’on cherchait si ardemment, on met plus d’ardeur encore à les fuir et, comme l’oiseau de passage, on vole plus loin, on part plus vite qu’on n’était venu98. Les voyages te feront connaître des peuples et voir de nouvelles configurations de montagnes, des plaines d’une grandeur insolite pour toi, des vallons arrosés de sources intarissables, des fleuves offrant à l’observateur quelque phénomène naturel, soit le Nil, qui gonfle et déborde en été ; soit le Tigre, qui disparaît tout à coup pour se frayer sous terre un passage dont il sort avec toute la masse de ses eaux ; soit le Méandre, sujet d’exercice et de fiction pour tous les poètes, qui se replie en mille sinuosités et souvent, lorsqu’il approche de son lit, se détourne encore avant d’y rentrer : mais tout cela ne te rendra ni meilleur ni plus sage99. C’est à l’étude qu’il faut recourir et aux grands maîtres de la sagesse, pour apprendre leurs découvertes, pour chercher ce qui reste à trouver. Ainsi l’âme se rachète de son misérable esclavage et ressaisit son indépendance. Tant que tu ignores ce que tu dois fuir ou rechercher, ce qui est nécessaire ou superflu, ce qui est juste, ce qui est honnête, tu ne voyageras pas, tu ne feras qu’errer. Tu n’as point d’aide à espérer de tes courses sans nombre ; car tes passions cheminent avec toi, car ton mal te suit. Et puisse-t-il ne faire que te suivre ! Il serait à quelque distance : mais il est en toi, non à ta suite. Aussi t’obsède-t-il partout ; partout ton malaise est également cuisant. Il faut des remèdes au malade plutôt que des déplacements. L’homme qui s’est cassé la jambe ou donné une entorse ne monte ni sur une