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QUESTIONS NATURELLES.

effet aimer toujours les mêmes choses, celui qui ne saurait aimer que les choses parfaites ; non qu’il soit pour cela moins libre ni moins puissant ; car il est lui-même sa nécessité1. Si l’accès de ces mystères m’était interdit, aurait-ce été la peine de naître ? Pourquoi alors me féliciterais-je de compter parmi les vivants ? Pour n’être qu’un filtre à passer des aliments et des boissons2, pour étayer ce corps maladif et inconsistant qui périt, si je cesse de le remplir ; faut-il vivre en garde-malade, et craindre la mort, pour laquelle nous naissons tous ? Ôtez-moi l’inestimable jouissance de ces études, l’existence vaut-elle tant de sueurs, tant d’agitations ? Oh ! que l’homme est petit, s’il ne s’élève pas au-dessus des choses humaines3 ! Tout le temps qu’il lutte contre ses passions, que fait-il de si admirable ? sa victoire même, s’il l’obtient, a-t-elle rien de surnaturel ? A-t-il le droit de s’admirer lui-même, parce qu’il ne ressemble pas aux plus dépravés ? Je ne vois pas qu’on doive s’applaudir d’être le plus valide d’une infirmerie. Il y a loin d’une certaine force à la santé parfaite. Tu t’es soustrait aux faiblesses de l’âme ; ton front ne sait point mentir ; la volonté d’autrui ne te fait ni composer ton langage, ni déguiser tes sentiments ; tu fuis l’avarice, qui ravit tout aux autres pour tout se refuser ; la débauche, qui prodigue honteusement l’argent qu’elle regagnera par des voies plus honteuses ; l’ambition, qui ne mène aux dignités que par d’indignes bassesses. Et jusqu’ici tu n’as rien fait : sauvé de tant d’écueils, tu n’as pas échappé à toi-même. Elle est magnifique cette vertu où nous aspirons, non que ce soit proprement un bien d’être exempt du vice, mais parce que cela agrandit l’âme, la prépare à la connaissance des choses célestes, et la rend digne d’être associée à Dieu même.

La plénitude et le comble du bonheur pour l’homme, c’est de fouler aux pieds tout mauvais désir, de s’élancer dans les cieux, et de pénétrer les replis les plus cachés de la nature. Avec quelle satisfaction, du milieu de ces astres où vole sa pensée, il se rit des mosaïques de nos riches, et de notre terre avec tout son or, non pas seulement de celui qu’elle a rejeté de son sein et livré aux empreintes monétaires, mais de celui qu’elle garde en ses flancs pour la cupidité des âges futurs ! Pour dédaigner ces portiques, ces plafonds éclatants d’ivoire, ces forêts pendantes sur nos toits[1], ces fleuves contraints de traverser des palais4, il faut avoir embrassé le cercle de l’uni-

  1. Un manusc. : Pensiles, préférable à tonsiles. Voy. Lettre cxxii.