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QUESTIONS NATURELLES.

et peu à peu la fortifier : c’est le devoir des savants eux-mêmes dont l’unique but est l’étude ; et que ce ne soit pas pour éviter les coups du sort, car de tous côtés les traits volent sur nous ; que ce soit pour souffrir avec courage et résignation. Nous pouvons être invincibles, nous ne pouvons être inébranlables, et pourtant j’ai parfois l’espoir que nous le pourrions. Comment cela ? dis-tu. Méprise la mort ; et tout ce qui mène à la mort tu l’as méprisé du même coup : guerres, naufrages, morsures de bêtes féroces, chutes soudaines d’édifices entraînés par leur masse. Que peuvent faire de pis tous ces accidents, que de séparer l’âme du corps, séparation dont ne nous sauve nulle précaution, dont nulle prospérité n’exempte, que nulle puissance ne rend impossible ? Le sort dispense inégalement tout le reste ; la mort nous appelle tous, est égale pour tous. Qu’on ait les dieux contraires ou propices, il faut mourir : prenons courage de notre désespoir même. Les animaux les plus lâches, que la nature a créés pour la fuite, quand toute issue leur est fermée, tentent le combat malgré leur faiblesse. Point de plus terrible ennemi que celui qui doit son audace à la difficulté d’échapper ; la nécessité provoque toujours des élans plus irrésistibles que la valeur seule10. Il se surpasse, ou du moins il reste l’égal de lui-même, l’homme de cœur qui voit tout perdu. Jugeons-nous trahis, et nous le sommes au profit de la mort : oui, Lucilius, nous lui sommes tous réservés. Tout ce peuple que tu vois, tout ce que tu imagines d'hommes vivants sur ce globe, sera tout à l’heure rappelé par la nature et poussé dans la tombe ; certain de son sort, on n’est incertain que du jour[1], et c’est au même terme que tôt ou tard il faut venir. Or, n’est-ce pas le comble de la pusillanimité et de la démence, que de solliciter avec tant d’instance un moment de répit ? Ne mépriserais-tu pas l’homme qui, au milieu de condamnés à mort comme lui, demanderait à titre de grâce de tendre la gorge le dernier ? Ainsi faisons-nous ; nous tenons pour un grand bonheur de mourir plus tard11. La peine capitale a été décernée en toute équité. Car, et telle est la grande consolation de qui va subir l’arrêt fatal, ceux dont la cause est la même ont le même sort. Nous suivrions le bourreau si le juge ou le magistrat nous livrait au supplice, nous présenterions docilement la tête ; où

  1. De tempore queritur. Je crois qu’il faut quæritur comme au liv. VI. XXXII : Non de re, sed de tempore est quæstio.