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QUESTIONS NATURELLES.

flatterie en horreur ; tu l’as tâté sur tous les points. D’aoord tu t’es émerveillé qu’ayant le plus grand, le plus beau génie du monde, il aimât mieux[1] le retenir comme dans un sanctuaire, que de le livrer aux profanes : ce début l’a fait fuir. Tu as voulu louer cette modération qui met entre les richesses et lui une distance telle, qu’il ne semble ni les avoir ni les condamner : dès l’abord il t’a coupé la parole. Tu admirais cette affabilité et cette simplicité charmantes, qui ravissent ceux même auxquels il ne prend pas garde, et obligent, sans vouloir de retour, jusqu’à ceux qu’il ne voit qu’en passant ; car jamais mortel n’a su plaire à un seul autant qu’il plaît à tous, et cela avec un naturel si heureux et si entraînant, que rien chez lui ne sent l’art ni l’affectation. Chacun se laisse attribuer volontiers un mérite publiquement reconnu ; eh bien ! ici encore il résista à tes cajoleries, et tu t’écrias : « J’ai trouvé un homme invincible à des séductions, auxquelles tout homme ouvre son cœur ! » Sa prudence, sa persévérance à éviter un mal inévitable étaient, de ton aveu, d’autant plus belles, que tu comptais le trouver accessible à des éloges qui, bien que faits pour chatouiller l’oreille, n’étaient que des vérités. Mais il n’y vit qu’une raison de plus pour les repousser : car c’est toujours à l’aide du vrai que le mensonge attaque la vérité. Toutefois, ne sois pas mécontent de toi, comme un acteur qui aurait mal joué son rôle, et comme si Gallion s’était douté de la comédie et du piège ; il ne t’a pas découvert, il t’a repoussé. C’est pour toi un exemple à suivre. Quand quelque flatteur s’approchera de toi, dis-lui : « Mon ami, ces compliments, qui passent d’un magistrat à l’autre avec les licteurs, portez-les à quelqu’un qui, prêt à vous payer de la même monnaie, veuille vous écouter jusqu’au bout. Moi, je ne veux pas duper, et je ne saurais être dupe ; vos éloges me tenteraient, si vous n’en donniez aussi aux méchants. » Mais qu’est-il besoin de descendre si bas que les flatteurs puissent se mesurer de près avec toi ? Tiens-les à longue distance. Quand tu souhaiteras de francs éloges, pourquoi les devrais-tu à autrui ? Loue-toi toi-même ; dis : « Je me suis voué aux études libérales, quoique la pauvreté me conseillât d’autres partis, et appelât mon génie à des travaux dont le salaire est immédiat. Un art tout désintéressé, la poésie, m'a séduit, et les salutaires méditations de la philosophie m’ont attiré. J’ai fait voir que tout cœur d’homme est

  1. Je lis avec un Ms. : mallet au lieu de malles.