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QUESTIONS NATURELLES.

puissant de tous ; car enfin, où le mal est sans remède, la crainte est une folie. La raison guérit les sages de la peur ; les autres doivent au désespoir leur profonde insouciance. C’est pour le genre humain, crois-moi, que s'est dit le mot adressé à ces hommes qui, pris tout à coup entre l’incendie et l’ennemi, restaient frappés de stupeur :

Le salut des vaincus est de n’en plus attendre[1].


Voulez-vous ne plus craindre rien, songez que vous avez tout à craindre1. Jetez les yeux autour de vous : qu’il faut peu de chose pour vous briser ! Ni le manger, ni le boire, ni la veille, ni le sommeil ne sont salutaires que dans une certaine mesure. Ne sentez-vous pas que nos corps, jouets de l’extérieur, ne sont que faiblesse et fragilité ; que le moindre effort les détruit ? N’y a-t-il en vérité chance suffisante de mort, que si la terre tremble et tout à coup s’effondre, entraînant ce qui couvre sa surface ? C’est prendre une haute idée de son être, que de craindre plus que tout le reste la foudre, les secousses du globe et ses déchirements : aie donc conscience de ta faiblesse, ô homme ! crains plutôt la pituite. Sommes-nous donc si heureusement nés, doués de membres si robustes et d’une si gigantesque taille, que nous ne puissions périr si le monde ne s’ébranle, si le ciel ne lance son tonnerre, si la terre ne fond sous nos pieds ? Un mal au plus petit de nos ongles, pas même à l’ongle tout entier, rien qu’une déchirure partielle nous tue ; et je craindrais les tremblements du sol, moi qu’un flegme peut étouffer ! J’aurais grand’peur que la mer ne sortit de son lit ; que le flux, plus impétueux que de coutume, ne poussât une plus grande masse d’eau sur la côte, quand on a vu des hommes suffoqués par un breuvage avalé de travers ! Insensé, que la mer épouvante, tu sais qu’une goutte d’eau peut te faire périr2 ! La grande consolation de la mort est dans la nécessité même de mourir, et rien n’affermit contre toutes les menaces du dehors comme l’idée des dangers sans nombre qui couvent dans notre propre sein. Qu’y a-t-il de moins sage que de défaillir au bruit du tonnerre ; que d’aller rampant sous la terre pour se dérober à ses coups ; que d’appréhender les oscillations ou la chute soudaine des montagnes, les irruptions de la mer jetée hors de ses limites, quand la mort est partout présente et arrive de toutes parts quand tel atome, des plus

  1. Enéide, II, 354.