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LIVRE VI.

imperceptibles, porte en soi de quoi perdre le genre humain ? Loin que ces malheurs doivent nous consterner, comme plus terribles en eux-mêmes qu’une fin ordinaire, tout au contraire, puisqu’il faut sortir de la vie, et que notre âme un jour nous quittera, soyons fiers de périr dans ces crises solennelles3. Il faut mourir dans tel ou tel lieu, plus tôt ou plus tard. Cette terre dût-elle demeurer ferme, ne rien perdre de ses limites, n’être bouleversée par aucun fléau, elle n’en sera pas moins un jour sur ma tête. Qu’importe donc qu’on la jette sur moi, ou qu’elle s’y jette d’elle-même ? Déchirés par je ne sais quelle puissance irrésistible et fatale, ses flancs se crèvent et m’entraînent dans d’immenses profondeurs ; eh bien quoi ? La mort est-elle plus légère à sa surface ? Qu’ai-je à me plaindre, si la nature ne veut pas que je repose dans un lieu sans renom, si elle me fait une tombe d’un de ses débris ? C’est une noble pensée que celle de Vagellius dans un poëme bien connu :

S’il faut tomber,
dit-il,
je veux tomber des cieux4.


De même nous pouvons dire : S’il faut tomber, que ce soit par une secousse du globe ; non que des désastres publics ne soient pas chose impie à souhaiter, mais parce qu’un grand motif de se résigner à la mort, c’est de voir que la terre elle-même est périssable.

III. Il est bon aussi de songer avant tout que les dieux n’opèrent aucune de ces révolutions ; que ce n’est point leur courroux qui ébranle le ciel ou la terre. Ces phénomènes ont leurs causes propres et ne sévissent pas à commandement ; ils naissent, comme dans le corps humain, de quelques vices désorganisateurs, et lorsqu’elle paraît faire souffrir, c’est la matière qui souffre. Mais, dans l’ignorance où nous sommes de la vérité, tout nous épouvante ; et la rareté de la chose augmente nos terreurs. Des accidents habituels frappent moins ; l’insolite effraye plus que tout le reste. Or, qui rend un fait insolite pour l’homme ? C’est qu’il voit la nature par d’autres yeux que ceux de la raison ; c’est qu’il songe, non à ce que peut cette nature, mais à ce qu’elle vient de faire. Ainsi nous sommes punis de notre irréflexion par la peur que nous donnent des faits tout nouveaux, ce nous semble, et qui sont seulement inaccoutumés. Et, en effet, n’est-il pas vrai qu’une religieuse terreur saisit