Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/78

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quoi notre âme ne doit s’attacher exclusivement à aucun lieu. Il faut vivre dans cette conviction : « Je ne suis pas né pour un seul coin du globe ; ma patrie c’est le monde entier. » Cela nettement conçu, tu ne serais plus surpris de ne point trouver d’allégement dans la diversité des pays où te pousse incessamment l’ennui de ce que tu vis d’abord ; le premier endroit t’aurait su plaire, si tu voyais en tous une patrie. Mais tu ne voyages pas, tu te fais errant et passif, et d’un lieu tu passes à un autre quand l’objet tant cherché par toi, le bonheur, est placé partout. Y a-t-il quelque part si bruyant pèle-mêle qu’au forum ? Là encore on peut vivre en paix, si l’on est contraint d’y loger. Mais si le choix m’est laissé libre, je fuirai bien loin l’aspect même et le voisinage du forum. Comme en effet les lieux malsains attaquent le plus ferme tempérament ; ainsi pour l’âme bien constituée, mais qui n’a point encore atteint ou recouvré toute sa vigueur, il est des choses peu salubres[1]. Je ne pense point comme ceux qui s’élancent au milieu de la tourmente et qui, épris d’une vie tumultueuse, luttent quotidiennement d’un si grand courage contre les affaires et leurs difficultés. Le sage supporte ces choses, il ne les cherche pas : il préfère la paix à la mêlée. On ne gagne guère à s’être affranchi de ses vices, s’il faut guerroyer avec ceux d’autrui. « Trente tyrans, dis-tu, tenaient Socrate bloqué de toute part, et ils n’ont pu briser son courage. » Qu’importe le nombre des maîtres ? Il n’y a qu’une servitude ; et qui la brave, quelle que soit la foule des tyrans, est libre.

Il est temps de finir ma lettre, mais pas avant le port payé. « Le commencement du salut, c’est la connaissance de sa faute. » Excellente parole d’Épicure, à mon sens. Car si j’ignore que je fais mal, je ne désire pas me corriger ; et il faut se prendre en faute avant de s’amender. Certaines gens font gloire de leurs vices. Crois-tu qu’on songe le moins du monde à se guérir, quand on érige ses infirmités en vertus ? Donc, autant que tu pourras, prends-toi sur le fait : informe contre toi-même ; remplis d’abord l’office d’accusateur, puis de juge, enfin d’intercesseur, et sois quelquefois sans pitié.


  1. Voy. Lettre LI.