Page:Sénèque - Œuvres de Sénèque le philosophe, Tome 2, trad Baillard et du Bozoir, 1860.djvu/315

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teintes, s’ils pensent qu’elles ont porté. Le plus grand vice des mortels qu’enivre l’insolence d’une haute fortune, c’est de haïr ceux qu’ils ont offensés. Tout le monde connaît le mot de cet homme qui avait vieilli à la cour des rois, et auquel on demandait comment il était parvenu à un si grand âge, chose bien rare dans un pareil lieu : « En recevant des affronts, dit-il, et en remerciant. »

Souvent, loin qu’il soit utile de venger l’injure, il est dangereux de paraître la ressentir. Caligula, choqué de la recherche qu’affectait, dans sa mise et dans sa coiffure, le fils de Pastor, chevalier romain des plus distingués, l’avait fait mettre en prison. Pastor demanda la grâce de son fils : le tyran, comme averti de le faire périr, ordonne à l’instant son supplice. Cependant, pour ne pas tenir tout à fait rigueur au père, il l’invite à souper le jour même. Pastor arrive, et ses traits ne décèlent aucun ressentiment. Après avoir chargé quelqu’un de l’observer, César lui fait présenter une coupe ; c’était presque lui offrir le sang de son fils. L’infortuné la vide courageusement jusqu’à la dernière goutte. On lui passe et parfums et couronnes, avec ordre d’examiner s’il les acceptera ; il les accepte. Le jour qu’il a enterré son fils (je me trompe ; il n’avait pas eu cette consolation), il prend place, lui centième, au banquet du maître, et le goutteux vieillard se livre à des excès tout au plus tolérables à la naissance d’un héritier. Pas une larme, pas un signe qui laisse percer la douleur. II soupa comme s’il eût obtenu la grâce de la victime. Pourquoi, dites-vous, tant de bassesses ? Il avait un second fils. Que fit Priam en pareil cas ? ne dissimula-t-il pas sa colère ? n’embrassa-t-il