Page:Sénèque - Œuvres de Sénèque le philosophe, Tome 2, trad Baillard et du Bozoir, 1860.djvu/421

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tant ; elle dissipe les chagrins et réveille la faculté de l’âme, et entre autres maladies guérit la tristesse. On a donné le nom de Liber à l’inventeur du vin, non parce qu’il provoque la licence des paroles, mais parce qu’il délivre l’âme du joug des chagrins, qu’il lui donne de l’assurance, une vie nouvelle, et l’enhardit à toutes sortes d’entreprises. Mais il en est du vin comme de la liberté ; il faut en user avec modération. On a dit de Solon et d’Arcesilaüs qu’ils aimaient le vin : on a aussi reproché l’ivrognerie à Caton ; mais on me persuadera plus facilement que l’ivrognerie est une vertu, que de me faire croire que Caton ait pu se dégrader à ce point. Quoi qu’il en soit, c’est un remède dont il ne faut pas user trop souvent pour ne point en contracter une mauvaise habitude ; néanmoins il faut quelquefois exciter l’âme à la joie et à la liberté, et faire pour l’amour d’elle quelque trêve à une sobriété trop sévère.

S’il faut en croire un poëte grec : « Il est quelquefois agréable de perdre la raison. » Platon n’a-t-il pas dit : « Jamais homme de sens rassis ne s’est fait ouvrir le temple des Muses ; » et Aristote : « Point de grand génie sans un grain de folie. » L’âme ne peut rien dire de grand et qui soit au-dessus de la portée commune, si elle n’est fortement émue. Mais quand elle a dédaigné les pensées vulgaires et les routes battues, elle ose, en son délire sacré, s’élever dans l’espace ; alors ce sont accents divins qu’elle fait entendre par une bouche mortelle. L’âme ne peut atteindre à rien de sublime, à rien qui soit d’un difficile accès, si elle n’est comme transportée hors de soi ; il faut qu’elle s’écarte de la route battue : qu’elle s’élance, et que, mordant son frein, elle entraîne son guide, et le transporte en des lieux que, livré à lui-même, il eût craint d’escalader.