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A LUCILIUS. — XCIV.

voyez quelle différence entre la manière dont on vit pour le peuple et celle dont on vit pour soi. Ce n’est pas que d’ellemême la solitude enseigne l’innocence, ni que la campagne soit une école de frugalité ; mais dès que les témoins et les spectateurs s’éloignent, on voit se modérer les vices dont tout le plaisir est de se faire voir et de s’étaler. Se revêt-on de pourpre, pour ne se montrer à personne ? Se fait-on servir dans des plats d’or un repas solitaire ? Quel homme, étendu sous l’ombrage d’un arbre champêtre, a déployé pour lui seul son luxe et sa pompe ? Nul n’est magnifique pour ses propres yeux, ni même pour le petit nombre de ses familiers ; mais on étale l’attirail des vices en proportion de la foule des spectateurs. Ainsi le principal aiguillon de nos folies, c’est la foule des admirateurs et des témoins. Voulez-vous ôter à l’homme l’aliment de ses passions, ôtez-lui les moyens d’en faire montre. L’ambition, le luxe, le dérèglement ont besoin d’un théâtre ; on les guérit en les reléguant dans l’ombre.

Lors donc que nous nous trouvons placés au milieu du fracas des villes, ayons à nos côtés un sage conseiller qui, en opposition à ceux qui font l’éloge des grands patrimoines, loue celui qui est riche de peu, et qui n’évalue les biens que par leur usage. Lorsqu’on exalte en sa présence le crédit et la puissance, lui préfère un loisir studieux, et vante le sage qui a quitté les objets étrangers pour rentrer en lui-même. Il nous montre ceux dont le vulgaire fait des heureux, tremblants de peur et de surprise sur ce faîte d’une grandeur qui les expose à l’envie, et pensant d’eux-mêmes bien autrement que n’en pensent les autres hommes. Car ce qui aux yeux du peuple est