Page:Sénèque - Oeuvres complètes, trad Charpentier, Tome III, 1860.djvu/28

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X. A quoi bon lancer des navires en mer ? dirai-je à ces insensés. Pourquoi armer vos bras contre les bêtes sauvages, contre les hommes même ? pourquoi courir tumultueusement de tous côtés ? pourquoi entasser richesses sur richesses ? Ne songerez-vous jamais à la petitesse de vos corps ? N’est-ce pas le comble de l’égarement et de la folie, d’avoir, avec des moyens si bornés, des désirs immenses ? Augmentez vos revenus, reculez vos limites, jamais vous ne donnerez à vos corps plus d’étendue. Je veux que le commerce ait comblé vos désirs, que la guerre vous ait enrichis, que l’univers ait amoncelé sous vos yeux des provisions immenses ; vous n’aurez pas de quoi loger tout cet appareil. Pourquoi donc rechercher tant de choses ? Nos ancêtres, dont les vertus nous soutiennent encore aujourd’hui malgré nos vices, étaient sans doute bien malheureux de préparer leurs mets eux-mêmes, de coucher sur la dure, de n’avoir ni plafonds brillants d’or, ni temples étincelants du feu des pierreries. Mais la foi était respectée, quand on jurait par des dieux d’argile ; mais ceux qui les prenaient à témoin, revenaient chez l’ennemi pour y trouver la mort, plutôt que de manquer à leur serment. Le dictateur qui écoutait les députés des Samnites, en retournant lui-même sur son foyer un grossier aliment, de cette même main qui plus d’une fois avait terrassé l’ennemi, et posé le laurier triomphal dans le sein du grand Jupiter, vivait-il donc moins heureux que, de notre temps, un Apicius qui, dans une ville d’où les philosophes avaient reçu l’ordre de sortir, comme corrupteurs de la jeunesse, donna des leçons de gloutonnerie, infecta son siècle de sa doctrine, et fit une fin qui mérite d’être rapportée !