Page:Sénèque - Oeuvres complètes, trad Charpentier, Tome III, 1860.djvu/398

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alors seulement que la reconnaissance est facultative. Que de gens indignes de voir le jour ! et le soleil pourtant se lève pour eux. Que de gens mécontents d’être au monde ! cependant la nature enfante des générations nouvelles, et laisse vivre ceux-là même qui aimeraient mieux n’être pas nés.

C’est la marque d’une âme grande et belle, de ne chercher d’autre fruit du bienfait que le bienfait lui-même, et, après avoir rencontré tant de méchants, de croire encore à la vertu. Qu’aurait de si beau la bienfaisance, si elle n’était jamais trompée ? Le mérite est dans le bienfait ; qu’il soit perdu ou non, l’homme généreux en recueille le fruit à l’instant même. La crainte de l’ingratitude doit si peu décourager la bienfaisance, et la rendre paresseuse à remplir ses nobles fonctions, que, fût-on assuré de ne pas trouver un seul cœur reconnaissant, il vaudrait mieux encore perdre ses bienfaits, que de ne pas obliger. S’abstenir de faire le bien, c’est prendre l’avance sur l’ingratitude ; et, pour dire même toute ma pensée, si l’ingrat est le plus coupable, la première faute est à celui qui s’abstient d’obliger.

II. Des bienfaits qu’au hasard sur la foule on répand
Pour bien placer un seul, il en faut perdre cent.

Il y a deux choses à reprendre dans le premier vers : on ne doit pas répandre ses bienfaits sur la foule ; et si la prodigalité est un défaut, c’est surtout en matière de bienfaits. La bienfaisance sans discernement n’est plus de la bienfaisance ; c’est tout autre chose. Au premier coup d’œil, la pensée du second vers est fort belle : un seul bienfait, s’il est bien placé, console de la perte de cent autres. N’est-il pas cependant plus vrai, plus conforme au noble esprit de la bienfaisance, de