Page:Sénèque - Oeuvres complètes, trad Charpentier, Tome III, 1860.djvu/399

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dire qu’elle doit s’exercer, même sans espoir de bien tomber une seule fois ? Il est faux qu’il faille perdre cent bienfaits ; aucun n’est perdu ; la perte suppose un espoir de gain, et la bienfaisance ne tient pas de livres à partie double : elle n’a de compte ouvert que pour la dépense : tout ce qui lui rentre est en pur gain : que rien ne lui rentre, il n’y a point de perte. On donne pour le plaisir de donner, sans tenir note de ses bienfaits pour les réclamer à jour et à heure fixes comme un avide créancier. L’homme de bien ne pense jamais aux services qu’il a rendus, si la reconnaissance de l’obligé ne les lui rapelle : un service, autrement, a l’air d’un prêt. C’est une usure honteuse que de porter un bienfait en ligne de compte. Quel que soit le sort d’un premier service, continuons à en rendre de nouveaux : c’est un fonds qu’il vaut mieux laisser dormir aux mains des ingrats qu’aux nôtres ; du moins chez eux la honte, l’occasion, l’exemple, peuvent un jour réveiller la reconnaissance. Ne vous ralentissez pas, faites votre devoir jusqu’au bout, remplissez votre tâche d’homme de bien ; obligez de votre bourse, de votre crédit, de votre pouvoir, de votre expérience, de vos avis, de vos préceptes salutaires.

III. Les bêtes elles-mêmes sont sensibles aux bons traitements ; et il n’est point d’animal si farouche qui, à force de soins, ne s’apprivoise et ne devienne susceptible d’attachement. Le lion laisse manier impunément sa gueule par son maître ; et la reconnaissance pour la main qui le nourrit soumet le farouche éléphant à l’obéissance la plus servile. Tant la persévérance et la continuité des soins ont de pouvoir, même sur ces êtres incapables de comprendre et d’apprécier un bienfait ! L’ingratitude de cet homme a tenu bon contre un premier service ; elle