Page:Sénancour - Rêverie sur la nature primitive de l’homme, tome 2.djvu/145

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une durée imposante. Les mondes ne sont que ruine, et
la vie n’est que destruction. La nature reste aux portes
du néant et, semblable à l’eau qui s’élève en vapeurs
invisibles pour retomber en torrens, le mouvement des êtres,
perpétuellement reproduit, semble n’être qu’un perpétuel
écroulement.
Vous qui me lirez ! vous, en petit nombre, qui cherchant
des vérités avec franchise, croirez en rencontrer
dans l’indépendance de ma pensée, lecteurs, ou plutôt

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amis inconnus qui pourrez | vous attacher à un livre sans
gloire, méditez quelquefois sur la ruine des êtres et sur
l’immensité des choses. Je veux qu’au milieu des mondes
périssables, vous sentiez avec moi que l’homme n’a
qu’une force pour se soutenir ou se consoler. L’amour du
juste est cette vie nécessaire à l’ame qui a dépassé l’instinct.
Les formes périssent, mais l’ordre subsistera. Quand
on connoît la vie, on néglige les intérêts personnels, et
l’on chérit l’union ; l’on perd beaucoup des affections de
la terre, mais on se livre au mouvement des êtres ; on
oublie les espérances, mais on échappe au désespoir.
Quand on sait le prix du repos des cœurs, c’est une
nécessité que l’on abandonne le désir, et que l’on s’attache
à la justice. Cherchez-vous autre chose ? Dites-moi ce
que ce peut être, car pour moi, je ne saurois le concevoir.
Je regarde cette terre ; c’est une boule lancée dans
le vide où elle roule durant quelques jours. Elle est
froide et muette, comme une borne dans l’espace. Je n’y
ai découvert que les apparences de la vie : une multitude
de petites ombres s’y agitent ; mais je ne puis les observer,
car elles se tuent avec une étonnante vivacité. Si j’en
veux interroger une, déjà elle est tombée, et les autres
me disent : Que voulez-vous d’elle ? il y a si long-temps
qu’elle n’est plus ici. Je crois bien qu’elles font quelques