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Page:Sénancour - Rêverie sur la nature primitive de l’homme, tome 1.djvu/206

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Si la félicité de l’être sensible n’est pas dans l’absence
absolue du mal, l’optimisme est refuté, le voile de la
nature paroît levé, et l’intelligence universelle seroit elle-
même justifiée.

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On a avancé qu’un seul élément principe pouvoit
expliquer la nature. Mais comment un élément peut-il se
modifier ? Si les moyens sont semblables, comment les
produits sont-ils différens ? Si la matière fut primitivement
homogène, comment est-elle devenue hétérogène ?

180

« La raison, ajoute-t-on, nous dit que tout fut originairement
homogène, et nos sens nous apprennent que rien
ne l’est aujourd’hui ; mais ce n’est que par la voie du
mélange que les corps ont pu passer de l’homogénéité à
l’hétérogénéité apparente qui nous fait illusion ».

185

Comment le mélange de corps homogènes a-t-il pu altérer
leur homogénéité ; ou si elle n’est point altérée, comment
s’opère cette apparence qui n’étoit pas avant le mélange,
puisque l’on suppose que le mélange l’a pu seul
produire  ?

190

Je veux que la nature soit une dans ses fins, ou plutôt
dans son résultat, dans son ensemble ; mais je ne pense

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pas qu’elle soit | une aussi dans ses moyens. Si elle fait
de grandes choses par des voies simples, elle opère aussi
une œuvre unique par des moyens très-compliqués. Cette

195

épargne [S 1] que l’on lui suppose est sans doute imaginaire ;
tout annonce sa profusion, tout en elle produit et est
  1. Mille germes pourriront sur la terre, tandis qu’un seul y
    végétera ; mille insectes sont dévorés à leur naissance pour un
    qui obtient de vivre jusqu’à sa vieillesse naturelle. L’arbre isolé
    de l’arbre mâle qui devoit féconder ses germes, en produit-il
    5
    moins les fleurs qui doivent toutes avorter. Il est de la prudence
    de l’homme d’employer soigneusement tous ses moyens, car ce
    qu’il néglige est perdu pour lui ; mais est-il une molécule qui
    puisse se perdre dans la nature ; pourquoi supposer dans son
    inépuisable abondance, les précautions de notre indigence ?