Page:Sénancour - Rêverie sur la nature primitive de l’homme, tome 1.djvu/96

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Un grand génie, une ame magnanime peuvent se trouver
dans un corps foible ; une ame inébranlable, ne s’y

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trouve pas. Un tel homme sera fort contre les grands
maux, et souvent foible contre les moindres contradictions ;
il franchira les plus puissans obstacles, et sa marche
n’en sera que plus fière ; de légères entraves le fatigueront,
et il sera rebuté sans que l’on voie même ce qu’il

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avoit à combattre. Cette disproportion entre le choc et la
résistance, n’a rien de contradictoire ; on est fatigué par
un ennemi foible qui harcèle sans cesse, parce que l’on
n’a pas rassemblé contre lui ses forces : le mépris que

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l’on faisoit de sa foiblesse, lui a donné par | cette foiblesse

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même le moyen de nuire. Un ennemi plus puissant est
moins funeste ; on proportionne son effort à la grandeur
du péril, et l’on est moins en danger par cela même que
l’on s’y croyoit davantage.
Les petits maux toujours renaissans montrent la misère

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humaine par-tout où l’on attendoit un sort meilleur ; en
détrompant toujours ils rebutent enfin. Ils font le malheur
de la vie, parce qu’ils ôtent l’espérance sans laquelle la
vie sociale n’est qu’une longue douleur. À chaque moment
nous croyons être mieux, à chaque moment nous sommes

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pis. La confiance trop abusée s’éloigne sans retour ; et
parce que le présent est constamment flétri, on voit dans
l’avenir non plus le bien qu’il promet, mais le mal habituel,
même celui qu’il n’enfantera pas.
Je préférerois les maux les plus grands à l’importunité

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des ennuis, et les plus cruels tourmens d’une vie orageuse
à l’habitude d’une destinée exempte de grands revers ;
mais vide de situations énergiques, fatiguée de mille
peines d’un jour, et corrompue par sa propre apathie.
Les momens les plus extrêmes sont ceux où l’on vit

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davantage : à qui n’a pas de grandes joies, il faut de pro-